06/09/2024 Dans une précédente chronique, nous avions documenté une étude sur l’évolution d’une exploitation agricole abandonnée au bout de 33 ans, donc à une échelle assez globale. Ici, nous allons voir la trajectoire de deux parcelles cultivées de quelques hectares abandonnées depuis 23 et 59 ans : l’étude a porté sur la reforestation passive (sans intervention humaine) de ces deux parcelles et a été menée à une échelle bien plus fine. Elle montre que la reforestation peut aller assez vite quand les parcelles se trouvent près de boisements sources pour la recolonisation.

Reforestation passive

Le processus de régénération de boisements dits secondaires s’observe couramment sur d’anciens champs cultivés abandonnés qui avaient eux-mêmes été installés (il y a souvent très longtemps) sur des terres déboisées et défrichées.

On peut s’appuyer sur ce processus naturel dans le cadre de projets de réensauvagement passif (voir les chroniques sur ce sujet) visant à rétablir des écosystèmes libres de toute intervention humaine s’autorégulant et évoluant de manière dynamique. Le but ultime vise à restaurer des écosystèmes forestiers sur d’anciennes cultures en pariant sur les processus de développement de la végétation et les régimes de perturbations naturelles qui s’autorégulent. La colonisation des espèces forestières se fait via la dispersion naturelle et rétablit à long terme des réseaux trophiques (alimentaires) complexes.

Cette « technique » présente des avantages par rapport aux plantations forestières classiques : préservation des génotypes d’espèces locales (dont des arbres) ; limitation de l’introduction d’espèces invasives via les jeunes plants importés ; meilleure résilience aux épisodes climatiques extrêmes dans la phase de reconquête ; coûts et dépenses énergétiques très limitées !

On a beaucoup étudié cette reforestation en Amérique du nord mais assez peu en Europe occidentale et centrale jusqu’à une époque récente. Et pourtant, l’abandon de terres cultivées représente un des changements majeurs d’usage des terres. On a tendance à considérer la reforestation passive en moyenne et haute montagne comme préjudiciable en réduisant les espaces ouverts. Par contre, en plaine, dans des régions dominées par des paysages agricoles, la reconstitution de taches ponctuelles de boisements ou de zones arbustives peut s’avérer très intéressante pour de nombreuses communautés animales et végétales ; en bordure de boisements anciens déjà existants, elle a de plus l’intérêt de tamponner les effets de lisière à l’intérieur de ces boisements.

Trajectoires

Avant d’aborder l’étude, voyons un peu ce que l’on sait de ce processus de reforestation naturelle passive. L’évolution des parcelles abandonnées, leurs trajectoires donc, varient essentiellement selon le climat, l’usage passé des terres (état des sols, rémanence de pesticides, …), le type de sol et les communautés végétales proches.

On sait qu’en Europe tempérée au climat relativement favorable (pour l’instant !), la colonisation et la succession forestière secondaire sont dominées par des facteurs biotiques, liés au vivant : les espèces d’arbres et d’arbustes locaux ; leur capacité à se disperser et à coloniser ; la prédation et l’herbivorie. Mais globalement, on manque d’informations sur les échelles de temps de ces recolonisations et la structure de ces nouveaux boisements.

Ceci suppose un suivi à long terme de parcelles abandonnées ce qui évidemment n’est pas simple. C’est justement ce qui a été mis en place sur plusieurs sites dans le sud de l’Angleterre où des parcelles ont été suivies de manière détaillée au cours de leur recolonisation. On a ainsi observé que la reforestation pouvait se faire à un rythme rapide de l’ordre de la décennie. Mais, la composition en espèces de ces nouveaux peuplements diffère souvent sensiblement de celle des boisements matures proches ; ceci s’explique par une dispersion différenciée selon les essences, leur capacité de colonisation et la mortalité des plantules. Les conditions initiales des parcelles importent beaucoup : la part du sol perturbé ou celle occupées par un couvert dense de graminées vivaces ; l’ombrage ; la compétition et la prédation exercée par des herbivores ; la proximité des sources de graines. On a donc déjà bien étudié ces aspects qualitatifs mais peu abordé la colonisation sous l’angle spatial en 3D (la progression) et les caractéristiques structurelles des bosquets en développement et de la canopée. Ces informations sont capitales pour évaluer la capacité de stockage de carbone dans la perspective d’en faire un moyen de limiter les effets du changement climatique. Les nouvelles techniques d’étude via les données satellitaires (LIDAR) permettent de cartographier des peuplements forestiers à l’échelle du mètre : elles dévoilent les dessous de la forêt et sa structure

Deux parcelles

L’étude a été menée sur deux parcelles cultivées abandonnées en bordure de la Réserve Naturelle nationale de Monks Wood (157 ha) dans le Cambridgeshire (UK) occupée essentiellement par des boisements anciens semi-naturels. Ceux-ci sont dominés par le frêne, le chêne pédonculé et l’érable champêtre complétés par des essences plus ponctuelles : bouleau blanc, tremble, ormes, cormier, saules (cendré et marsault). Le sous-bois est dominé par des aubépines, des prunelliers et des noisetiers complétés par quelques cornouillers sanguins, troènes vulgaires, pommiers sauvages, églantiers et ronces. La composition et la structure de ce peuplement mature ancien a servi de référence pour comparer avec celles des néo-peuplements qui ont colonisés les deux parcelles.

Les deux parcelles scrutées se trouvent sur la lisère sud de cette zone boisée et ont été abandonnées au cours du XXème siècle. L’une de 4 ha dont l’histoire doit remonter à l’époque romaine a été cultivée au moins entre 1850 jusqu’en 1960 avec la dernière récolte de seigle. Labourée en 1961, elle a ensuite été gérée en mode réensauvagement passif : aucune intervention à part l’entretien d’un chemin de ronde de 1,5m de large. Surnommée « Old Wilderness » par les chercheurs, nous la nommerons, de manière plus technique, P59 soit le temps écoulé depuis son abandon jusqu’à l’étude. L’autre de 2,5ha, cultivée et pâturée aux 19 et 20èmes siècles, fut fauchée une dernière fois en 1996 puis livrée au même processus : la « New Wilderness » soit P23 !

A partir de 1998, les deux parcelles témoins ont été piquetés selon une grille de 20 x20m permettant de faire des relevés très fins. Elles sont sur des sols argileux mais bien drainés car sur une pente douce. Elles sont bordées en partie soit par les bois évoqués ci-dessus soit par des haies.

Vue d’ensemble

Considérons d’abord les grands enseignements de ce suivi temporel exceptionnel.

Il confirme que la reforestation naturelle peut être rapide sur d’anciennes terres agricoles jouxtant des forêts en place. Par contre, la composition en arbres et arbustes est moins diversifiée que dans les bois anciens proches : les « nouveaux » bois sont dominés par des espèces dispersées par les oiseaux (endozoochorie) ou les rongeurs, plus une minorité d’espèces dispersées par le vent (anémochorie) plus forte sur P59 qui avait à l’origine un sol labouré versus P23 au sol avec un dense couvert de graminées.

La colonisation s’est faite par « paquets » d’arbres très proches : le frêne dispersé par le vent forme des micro-bosquets près des arbres semenciers (donc proche des bordures forestières ou des haies) tandis que chêne pédonculé transporté par des animaux (voir le geai) colonise plus en avant mais aussi par groupes. En dépit de cette répartition non égale, la couverture boisée globale reste importante à cause de fourrés arbustifs denses intercalés.

Sur les deux parcelles, la colonisation ligneuse commence spontanément peu après l’abandon. Une première phase buissonnante se met rapidement en place dans les deux décennies suivant l’abandon ; puis, on passe à une couverture arborée croissante pour finalement atteindre un stade forestier avec une canopée presque entièrement fermée au bout de 50 ans.

En dehors de l’entretien très limité de cheminements, la végétation forestière s’est développée sans intervention ni coûts de gestion. Aucune protection n’a été mise en place envers des espèces de mammifères considérées comme défavorables aux jaunes arbres : lièvres, écureuils gris, lapins de garenne, muntjacs (petit cervidé introduit très répandu) et chevreuils … tous abondants à communs de manière variable sur la période de suivi. Seul un abattage de cerfs élaphes à la fin des années 90 a limité leur nombre dans la réserve forestière. En fait, ces deux parcelles ont même probablement dû servir de zones refuges pour le pâturage des cervidés ! en tout cas, ils n’ont pas, ici, freiné le développement rapide du couvert ligneux.

Depuis les années 60, le site a connu comme dans le reste du pays des épisodes de plus en plus fréquents et intenses d’étés chauds et secs 1973, 1976, 1990, 1995, 2003) : malgré ces épisodes récurrents, la couverture forestière n’a pas ralenti son rythme d’expansion.

Dans l’espace et le temps

Sur P23, la couverture forestière n’est devenue sensible qu’au bout de 16-18 ans avec des fourrés buissonnants et de jeunes arbres couvrant 80-85% du site. D’abord sous forme de taches dispersées, le couvert s’est étalé mais pour autant au bout de 23 ans (année étude), l’essentiel était sous forme d’arbustes avec une canopée surplombante d’arbres de 8m de haut et plus.

Sur P59, la végétation ligneuse était complète au moment où les relevés satellitaires commencèrent soit 39 ans après l’abandon, la canopée des arbres recouvrant plus de la moitié du site. Cette dernière acheva sa fermeture au bout de 53 ans et les densités d’arbres de taille moyenne à grande approchaient celles du bois ancien voisin. La hauteur de la canopée s’est accrue constamment sur ce pas de temps 39-53 ans post-abandon. En comparant avec les arbres des bois adjacents, on peut penser qu’il leur reste encore quelques mètres à grapiller pour les égaler : autrement dit, ce boisement nouveau ne semble pas complètement mature.

Sur P59, la densité des arbres était trois fois plus grande au bout des 59 ans que celle de P23. Mais, par contre, une plus grande proportion d’arbres de P59 étaient morts : ce bois mort semble venir avant tout de la compétition féroce et de l’auto-éclaircissement des peuplements d’arbres immatures, processus bien connu. Inversement, sur P23, les arbres morts étaient morts de maladies fongiques dont la chalarose pour les frênes (à partir de 2012) et la graphiose pour les ormes qui sévit depuis les années 60. Probablement que la chalarose émergente et en forte progression va façonner la composition future de ces néo-boisements. La forte proportion de bouleaux morts sur P59 ne fait que refléter la mortalité typique de ces pionniers de la première heure avec un cycle de faible longévité, sans compter l’impact majeur des canicules qui en tuent beaucoup. D’ailleurs sa rareté sur P23 traduit bien la forte raréfaction globale de cet arbre dans les bois voisins ainsi que la plus grande difficulté à germer dans le couvert herbacé dense de cette ancienne prairie. Inversement, le sol labouré au moment de l’abandon sur P59 et la plus longue échelle de temps ont favorisé les arbres anémochores (frêne, bouleau, érable champêtre).

Dans P59, la fréquence des arbres et arbustes diffère fortement de celle dans les bois sources avec une surreprésentation du chêne pédonculé et une sous-représentation du frêne. Ce fait est typique des successions secondaires. Des relevés en début de succession avaient montré que les frênes se cantonnaient au plus près du bois et des haies alors que les chênes pédonculés ont une répartition plus dispersée sur l’ensemble de la parcelle. Mais quand on s’éloigne au-delà de 100-120m du bois source, la fréquence des chênes baisse aussi. 

Régénération naturelle

Si les samares des frênes voyagent avec le vent, les glands des chênes sont transportés par les geais, les écureuils gris (espèce introduite) et les mulots. Toutes ces espèces sont localement abondantes sur le secteur étudié et cachent un grand nombre de glands en automne : les mulots les déplacent sur quelques dizaines de mètres au plus alors que les geais peuvent les emporter à plusieurs centaines de mètres.

Les deux parcelles ont hébergé de fortes densités de glands germés dans la phase initiale : après 6 ans d’abandon, 287/ha sur P59 et après deux ans, 147/ha sur P23 (contre seulement 6 frênes/ha). Ensuite, ces densités de plants de chênes baissent sans doute à cause de la mortalité.

La répartition en micro-bosquets des arbres colonisateurs sur les deux parcelles traduit l’interaction entre la distance à la source de graines, le mode de dispersion et la mortalité des plantules. Les frênes s’agglutinent près des arbres parents tandis que les chênes vont plus loin du fait du transport animal.

La domination de fourrés épineux produisant des baies (aubépines, prunelliers, ronces, églantiers) reflète aussi la distribution des graines via les déjections des oiseaux et mammifères frugivores. Par contre, ici, deux arbustes restent très rares malgré leur présence dans les bois : le noisetier subit peut-être la forte prédation de l’écureuil gris avant même leur maturation ; le troène a peut-être peu de consommateurs ou bien a du mal à s’installer dans l’environnement particulier des parcelles.

On a vu que le labour initial facilite la colonisation des espèces anémochores. L’installation massive de fourrés d’arbustes dispersés par les oiseaux frugivores apporte aussi une protection aux jeunes plants d’arbres contre la prédation des grands herbivores : c’est l’effet nounou (voir la chronique).

Ainsi, les arbres et arbustes produisant de gros fruits secs ou charnus disposent d’un bonus dans leur capacité de colonisation du fait du recours au transport par les animaux. Ceci explique largement les différences de composition observées par rapport aux bois sources. Ces résultats soulignent aussi que la restauration passive sans intervention humaine, tant qu’il y a des boisements sources à proximité, va largement aussi vite que les plantations … avec les coûts en moins !

Vivant et services rendus

Les habitats successifs qui se créent au cours de cette reforestation passive peuvent avoir une importance centrale dans le contexte élargi de paysages agricoles dégradés et d’écosystèmes très perturbés et simplifiés.

Ainsi, en Europe occidentale, le stade initial des fourrés arbustifs durant les premières décennies constitue un habitat clé pour diverses espèces d’oiseaux en fort déclin comme le pouillot fitis, la mésange nonette, la tourterelle des bois, l’hypolaïs polyglotte ou l’iconique rossignol philomèle. Le stade suivant avec la fermeture croissante de la canopée arborée va convenir à la mésange boréale ou au pouillot siffleur. Enfin, les stades finaux vont devenir le refuge de la guilde des espèces forestières, très sensibles à la fragmentation de leurs habitats. Les oiseaux ne sont qu’un des innombrables groupes susceptibles de trouver leur compte dans cette succession ; on pourrait y ajouter par exemple les sauterelles des milieux arbustifs (comme la decticelle cendrée, la sauterelle ponctuée ou les phanéroptères) ou bien les chenilles de divers papillons nocturnes dépendantes des arbustes de la famille des Rosacées comme les laineuses (Lasiocampidés).

En parallèle, cette succession s’accompagne de perturbations naturelles provoquant la mortalité d’arbres et l’apparition de vides dans la canopée qui créent autant de nouveaux habitats très spécifiques et très recherchés. L’intervention éventuelle des grands herbivores (cervidés, sangliers) maintient une mosaïque d’habitats ouverts. Ainsi, sur P59, l’accumulation significative de bois mort dans la succession secondaire offre un habitat de choix aux espèces saproxyliques, un flux de nutriments disponibles et une forme de stockage différé de carbone.

La reforestation de terres autrefois cultivées stocke bien plus de carbone organique que les cultures qu’elle remplace et ce stockage peut être un bénéfice du réensauvagement passif à grande échelle ; à ce service majeur, de mitigation du changement climatique, s’ajoutent ceux de la régulation des eaux de ruissellement et souterraines (voir la chronique sur le rôle majeur des arbres) sans oublier le domaine de l’éducation à la nature et de la récréation dans des espaces semi-sauvages. Par contre, cette évolution, inéluctablement, s’accompagnera de perte locale de paysages ouverts et des espèces associées ainsi que celle de traditions locales comme les trognes liées au bocage. D’où l’importance de ne pas concentrer ces territoires en libre évolution en un seul lien mais de les créer selon une mosaïque dans le paysage avec des corridors pour la migration des espèces.

Reforestation passive versus replantation

Cette étude démontre clairement que, oui, le reboisement passif a le potentiel d’étendre les surfaces forestières pour un coût financier et surtout énergétique très bas. Face à cette solution basée sur le Vivant (lui faire confiance), les décideurs continuent de proposer et mettre en œuvre des programmes de replantation, de type intensif, à grande échelle, avec des essences souvent choisies n’importe comment ; leur coût énergétique considérable (évidemment tout est motorisé au maximum pour faire vite et grand) vient ajouter du dioxyde de carbone dans l’atmosphère et génère de grosses perturbations dans l’environnement notamment au moment des plantations. En plus avec la récurrence des épisodes climatiques extrêmes, beaucoup de plants meurent faute d’avoir été placés dans des microsites favorables (voir l’effet nounou des fourrés arbustifs par exemple). Au lieu de toujours reproduire les mêmes schémas de gestion dirigée, d’interventionnisme, de mécanisation, d’intensification, il suffit de s’assoir au bord d’une telle parcelle laissée à l’abandon et d’y observer les allées et venues des vivants et les indices de la reforestation en cours, pour comprendre que la seule vraie solution durable est là, devant nous … tellement simple !

Bibliographie

Citation: Broughton RK, Bullock JM, George C, Hill RA, Hinsley SA, Maziarz M, et al. (2021) Long-term woodland restoration on lowland farmland through passive rewilding. PLoS ONE 16(6): e0252466.