Puceron du sureau noir

06/06/2024 Puceron : un nom que tout le monde connaît et qui déclenche immédiatement des « horreur, malheur, … » en séries ; des « bêtes nuisibles » à éradiquer de toute urgence, sans autre intérêt que de nous porter préjudice … car, bien entendu, ils ne sont apparus que pour nous nuire. Caricature direz-vous … encore que … Résultat de cette vindicte générale : ces insectes si communs, si faciles à observer dans notre environnement sont en fait très mal connus tant au niveau de leur mode de vie si particulier, de leur reproduction sidérante, … aussi, avons-nous décidé de consacrer une série de chroniques à ces animaux étonnants avec des capacités d’adaptation sidérantes et qui se sont diversifié dans de multiples directions.

Cette première chronique sera consacrée à les découvrir « physiquement » et à envisager brièvement leur histoire évolutive.

Petits insectes

Le nom populaire de puceron remonte au 17ème siècle et son étymologie est transparente : « petite puce » ; le suffixe on se retrouve par exemple dans moucheron. Ce diminutif colle bien avec ces insectes effectivement tous de petite taille puisque la majorité d’entre eux mesurent entre … 1 et 5mm de long.. On signale aussi dès le 16ème siècle, le nom pulçon ou pluçot qui se retrouve sans doute dans un des noms espagnols, pulgon.

Nos voisins anglo-saxons ont opté vers un nom plus « scientifique » : aphid dérivé de Aphis, le nom latin qui désigne les pucerons ; pour les entomologistes, les pucerons sont des Aphidiens ou des Aphididés au sens large (ce nom désignant par ailleurs une des trois familles de pucerons). On retrouve la même filiation avec áfido espagnol ou afide en italien. Aphis lui-même pourrait dériver du grec apheides qui signifiait « sans retenue », allusion à leur appétit sans limites ou à leur capacité à se multiplier à l’infini.

A noter que les formes ailées des pucerons (voir ci-dessous) ont inspiré des noms qui les associent aux mouches du fait de leurs ailes transparentes (mais ils en ont 4 au lieu de 2) : blackfly (mouche noire) désigne ainsi le puceron de la fève ailé ou greenfly le puceron vert du rosier ailé. A l’inverse, les formes sans ailes (aptères) ont inspiré l’image des poux (louse) pour plusieurs espèces ; en français, on retrouve cette allusion aux poux avec les cochenilles, de proches parents des pucerons : le pou de San José.

Portrait-robot

En dépit de leur diversité, les pucerons conservent une certaine homogénéité dans leur apparence physique. La plupart sont bruns ou verts mais on trouve des couleurs inhabituelles liées à des pigments particuliers (quinones) : par exemple, orange vif, rouge ou bleu-vert très foncé. La petite tête est équipée d’une paire d’antennes assez longues et minces (filiformes) bien que constituées de seulement six articles au plus (voir la chronique sur les antennes des insectes) ; elle porte deux yeux composés mais formés de très peu de facettes (omnatidies) (parfois seulement trois chez certains adultes ou jeunes) ; les formes ailées ont en plus trois « taches oculaires » ou ocelles au-dessus des yeux. Le thorax assez petit et étroit est suivi d’un abdomen globuleux souvent en forme de poire (piriforme) qui impose une silhouette ventrue d’autant que l’insecte porte son abdomen souvent un peu redressé.

Un détail accroche immanquablement l’œil de l’observateur attentif : vers le bout de l’abdomen, sur les côtés, pointent deux petites « cornes » creuses, les cornicules, souvent dressés : ils constituent un signe distinctif clé. On peut voir souvent une gouttelette de liquide émerger au sommet mais, contrairement à une opinion très répandue, il ne s’agit pas du fameux miellat (voir la chronique sur l’alimentation des pucerons) mais un liquide excrété contenant des substances chimiques volatiles qui alertent les autres pucerons en cas de danger (phéromones d’alarme) et déclenchent une ruée des fourmis qui les protègent contre leurs ennemis naturels. Chez certaines espèces, les cornicules élaborent aussi des substances cireuses sous forme de poudre (efflorescences) ou de rubans comme chez les pucerons lanigères qui disparaissent entièrement cachés par ce revêtement blanc vaporeux étrange. Le miellat, quant à lui, sort par l’anus (issu de la digestion de la sève) porté au bout d’un allongement de la pointe de l’abdomen (cauda).

Tous ont trois paires de pattes (caractère d’insecte) avec le plus souvent la paire postérieure plus développée qui contribue à leur donner une position « relevée de l’arrière ». Chaque patte porte deux griffes. Ces insectes ne se déplacent que très lentement (à condition de ne pas être en pleine activité d’alimentation qui les « fixe » sur la plante : voir la chronique) ; souvent, quand ils sentent un danger, ils se mettent de concert à agiter leur abdomen de manière saccadée comme parade d’intimidation et pour mieux disperser les phéromones d’alarme (voir ci-dessus).

Une autre caractéristique majeure des pucerons concerne leurs pièces buccales en forme de rostre sous la tête qui leur sert à piquer les plantes (voir la chronique sur l’alimentation), à l’instar des punaises (voir l’exemple du gendarme) auxquelles ils sont apparentés (voir ci-dessous).

Aptères/ailés

Les pucerons sont les champions de la « complication » avec leurs cycles de vie très complexes avec des générations d’aspect différent au cours d’une saison (polyphénisme : voir la chronique sur la reproduction). Chez la grande majorité des pucerons, le cycle de vie d’une espèce donnée est marqué par l’alternance de formes sans ailes (aptères) et de formes ailées. En général, les formes ailées apparaissent en fin de printemps ou au cœur de l’été (voir la reproduction) et peuvent cohabiter avec les formes aptères dans une colonie donnée. On peut alors observer aussi ces formes ailées de manière isolée, suite à leur dispersion via leurs déplacements en vol.

Les ailes, quand elles existent donc, sont entièrement membraneuses ; elles se démarquent par leur nervation très réduite en nombre de nervures principales : une nervure épaissie (fusion probable de plusieurs nervures majeures) longe le bord avant de l’aile antérieure (bord costal) et aboutit à un « stigma », sorte de petit espace à partir duquel rayonnent quelques autres grosses nervures. Pour les spécialistes, elles sont tellement spéciales que les paléontologues repèrent au premier coup d’œil une aile fossile même isolée de puceron dans une roche. Souvent, elles présentent des reflets irisés. Il y a quatre ailes (deux paires) de même structure ; un crochet de l’aile postérieure vient s’appuyer sur l’antérieure au-dessus ce qui solidarise les ailes d’un même côté pendant le vol (synchrones): autrefois, on réunissait tous les insectes proches avec ainsi quatre ailes uniformes sous l’appellation (aujourd’hui obsolète) d’homoptères par opposition aux hétéroptères, comme les punaises qui ont les ailes avec deux parties de consistance différente (voir la chronique) mais les antérieures sont bien plus grandes que les postérieures comme chez par exemple les cigales, lointaines cousines. Au repos, le puceron ailé teint ses ailes soit en toit sur le dos, soit à plat, ou encore soit verticalement.

Hémiptères

Comme signalé ci-dessus, les pucerons font partie du même ordre d’insectes que les cigales ou les punaises, l’ordre des hémiptères. Au sein de cet ordre très diversifié, on distingue quatre grandes lignées dont celle des Sternorhynques (voir la présentation dans la chronique sur les fulgores) qui réunit les pucerons, les cochenilles, les psylles et les mouches blanches ou aleurodes. Tous sont des phytophages ou herbivores spécialisés dans la consommation de sève via un appareil buccal de type piqueur-suceur.

Puceron du chêne avec un rostre très développé capable de percer l’écorce !

Les 4700 espèces de pucerons (dont environ 2000 en Europe) sont répartis dans 510 genres, regroupés dans la superfamille des Aphidoidés qui regroupe trois familles.

Deux petites familles seraient ancestrales. Les Adelgidés regroupent 50 espèces tous très spécifiques des conifères sont souvent recouverts d’une cire blanche ou vivent dans des galles ligneuses ; les femelles ont conservé un organe de ponte ou ovipositeur absent chez tous les autres pucerons. Les Phylloxéridés (70 espèces) parlent même au profane avec le phylloxéra de la vigne, puceron responsable de la très grave crise qui ravagea les vignobles européens à la fin du 19ème ; les femelles sont seulement ovipares et jamais vivipares au cours du cycle (voir la reproduction) ; ces pucerons sont inféodés à diverses plantes ligneuses : des juglandacées famille du noyer : voir la chronique), des fagacées (chênes et hêtres) et des vitacées (vignes et alliés). Ces deux familles se distinguent par des caractères morphologiques : ailes à nervation très simplifiée ; antennes courtes avec seulement 3 à 5 articles ; pas de cornicules ; cauda (pointe de l’abdomen) réduite

Reste la famille des Aphididés (Aphidiens) qui regroupe l’essentiel des espèces ; d’ailleurs, le plus souvent, quand on parle « des pucerons », implicitement on se réfère à cette seule famille. On la divise en plus d’une vingtaine de sous-familles (souvent considérées par certains spécialistes comme des familles séparées ; 13 représentées en France) ; la sous-famille des aphidinés (noter le suffixe-né pour signifier sous-famille) réunit à elle seule près de 57% des espèces.

Un/deux hôtes

Clairement, les pucerons sont des insectes hautement spécialisés dans leur mode alimentaire puisque tous ne se nourrissent que de la sève des plantes qu’ils prélèvent via leurs pièces buccales hyper-transformées (voir la chronique sur l’alimentation). Aucune partie de plante ne leur échappe : bourgeons, feuilles, tiges, fleurs, fruits, racines, écorce, … Ils dépendent donc pour vivre et se reproduire de plantes hôtes sur lesquelles ils s’alimentent.

Puceron noir de la fève : hôte primaire = arbustes ; hôte secondaire = toutes sortes de plantes cultivées

La majorité des espèces réalisent l’entièreté de leur cycle de vie (voir la reproduction) sur une même plante hôte, même si l’espèce retenue peut varier selon les colonies au sein d’une même espèce de puceron (voir le paragraphe suivant). Mais, 10% des espèces ont développé un « double » cycle annuel en changeant complètement d’espèce d’hôte en milieu de cycle ; on parle d’alternance saisonnière. Par exemple, sur les pommiers cultivés vivent deux espèces différentes de pucerons verts : Aphis pomi réalise tout son cycle sur cet arbre (ou d’autres arbres de la même famille des Rosacées) et on le nomme de fait le puceron vert non migrant du pommier ; par contre, Rhopalosiphum insertum se développe au printemps sur des pommiers (où il a passé l’hiver sous forme d’œufs) mais, peu de temps après la floraison, ils quittent ces arbres (voir la reproduction) via des individus ailés (voir ci-dessus) qui vont s’installer sur … des racines de diverses graminées et y rester jusqu’à l’automne ; de ce fait, on l’appelle le puceron vert migrant du pommier. Autre exemple très répandu, le puceron noir des fèves (Aphis fabae) avec trois espèces d’arbustes (non apparentés) comme hôtes primaires (fusain, viorne obier et seringat) et comme hôtes secondaires toutes sortes de plantes herbacées (haricots, épinards, patiences, …).

Très souvent la première moitié printanière du cycle se déroule sur un arbre ou arbuste assez spécifique tandis que la seconde se déroule sur une plante herbacée. Parfois, le changement de plante est sidérant : ainsi un puceron américain Melaphis rhois alterne entre les sumacs (Rhus) au printemps et… des mousses en été ; c’est ce qu’on pourrait appeler l’art du grand écart … taxonomique. De plus, très souvent, pour une espèce de puceron donnée, les hôtes secondaires sont très variés alors que le(s) hôte(s) primaire(s) sont restreints. Ainsi le puceron vert du prunier (Brachycaudus helichrysi) alterne entre les pruniers (et autres arbres du genre Prunus) et des herbacées de diverses familles (Astéracées, Borraginacées, Scrofulariacées, Fabacées, …). Voir aussi l’exemple du puceron farineux du prunier que l’on retrouve en été sur les massettes (chronique sur la mare des Gouyards).

Cette alternance se trouve essentiellement au sein de la sous-famille des Aphidinés avec 57% des espèces concernées ; or, elle est la plus diversifiée de la superfamille et a connu une « explosion évolutive » récente. L’évolution vers des cycles alternants favorise clairement la colonisation de nouvelles plantes et indirectement l’apparition de nouvelles espèces par abandon ultérieur de la première partie du cycle par exemple.

Généralistes/spécialistes

Nous avons qualifié les pucerons d’insectes spécialisés mais cela ne signifie pas qu’ils sont forcément spécialistes dans le sens de « inféodés à une seule espèce de plante pour se nourrir ». Les pucerons offrent à cet égard un gradient très diversifié allant d’espèces spécialistes à des hyper généralistes.

40% des espèces vivent entièrement ou partiellement sur des arbres avec une nette préférence pour certaines familles « anciennes », i.e. ayant émergé plus tôt au cours de l’histoire évolutive des plantes à graines : Conifères, Lauracées, Fagacées, Bétulacées, Ulmacées, Juglandacées (voir l’exemple d’un puceron du noyer), … Probablement que ce pourcentage est encore plus élevé car pour au moins 5% des espèces décrites on ne connaît pas leur hôte végétal ce qui en dit long sur notre méconnaissance globale de la biodiversité au-delà des seules espèces : on pense donc que ces espèces vivent sur des arbres où il est bien plus difficile de les « dénicher ». En fait, toutes les sous-familles majeures restent étroitement voire entièrement associées aux arbres ; ceci suggère que les pucerons auraient d’abord évolué sur les Conifères puis seraient passés sur les premiers arbres lors de la diversification des plantes à fleurs. Il n’existe que trois groupes inféodés uniquement sur des plantes herbacées. Les 55% d’espèces restantes vivent partiellement ou entièrement sur des plantes herbacées ou des arbustes.

300 familles de plantes peuvent héberger des pucerons. Mais si on observe la répartition des espèces en fonction des familles, on note de nettes préférences : plus de 600 espèces sur des Astéracées, 600 sur des Ombellifères, 300 sur des Rosacées et 350 sur des Conifères ; inversement certaines grandes familles de plantes à fleurs n’ont que très peu d’espèces hébergeant des pucerons : Cactées, Euphorbiacées, Orchidées, …

Certaines espèces de pucerons se comportent en hyper généralistes : ainsi le puceron du cotonnier (Aphis gossypii) a été observé sur … 912 espèces de plantes à fleurs réparties dans 116 familles différentes. Ce sont ces espèces très polyphages qui le plus souvent causent des problèmes sur les plantes cultivées. Mais ceci ne concerne en fait que 1% des espèces des pucerons et la spécialisation semble plutôt être le scénario évolutif dominant. Si certaines espèces sont spécifiques d’une seule espèce, beaucoup de sous-familles ou genres sont strictement associées à un seul genre ou famille de plantes.

Nord/Sud

Quand on examine la répartition mondiale des 4700 espèces de pucerons, deux faits majeurs apparaissent : leur forte présence dans les régions tempérées de l’Hémisphère nord versus leur rareté dans les régions tropicales et encore plus dans l’Hémisphère sud. Ceci étonne de la part d’insectes phytophages dont on s’attendrait à les voir prospérer en parallèle de la biodiversité végétale considérable sous les Tropiques. Comment expliquer cette distorsion dans la répartition ?

Effectivement sous les Tropiques et dans l’Hémisphère sud, on connaît de nombreuses familles de plantes « sans pucerons » ; ainsi, sur les 260 espèces de Diptérocarpacées, arbres majeurs des forêts tropicales d’Asie du Sud-Est, on ne connaît pas de pucerons ; vu le nombre qui sont abattus (grands arbres très convoités), on ne peut invoquer d’avoir raté la présence des pucerons. Deux hypothèses ont été avancées pour expliquer cette rareté sous les tropiques. Les pucerons pourraient avoir du mal à « trouver » leurs espèces-hôtes qu’ils localisent en partie visuellement et qui sont souvent très dispersées dans un environnement très dense (notamment les arbres). Mais la cause majeure tiendrait à leur mode de reproduction (voir la chronique) : une partie de leur cycle se fait sur un mode « végétatif » par multiplication asexuée (parthénogénèse) hyper rapide, idéale pour exploiter les jeunes pousses tendres gorgées de sève qui « explosent » au printemps ; or, ceci ne colle pas avec le développement des arbres tropicaux au cycle bien plus étalé. D’autre part, les pucerons qui vivent sous les Tropiques, du fait du climat favorable toute l’année, tendent à perdre la partie sexuée du cycle, celle qui permet aux espèces tempérées de produire des formes de résistance tout en introduisant de la diversité génétique via les recombinaisons. Ainsi, les espèces tropicales perdent cet atout majeur qui permet la diversification des espèces tempérées.

Quant à la rareté générale dans l’Hémisphère sud, on l’explique indirectement par l’effet de barrière qu’auraient constitué les grandes ceintures de forêts tropicales qui se sont développé au Tertiaire alors que la superfamille a émergé dans l’Hémisphère nord. On voit donc que l’histoire évolutive des pucerons recèle bien des aspects passionnants et nous y consacrerons (plus tard…) une chronique spécifique.

J’avoue avoir du mal à me faire à cette idée de la rareté de ces insectes dans les forêts tropicales si foisonnantes de biodiversité par ailleurs : un bel exemple de notre vision déformée du vivant à travers notre regard « d’occidentaux ».

Retrouvez l’ensemble des chroniques consacrées à ces insectes fascinants à la page Pucerons.

Bibliographie

The insects. An outline of entomology. PJ Gullan ; PS Cranston. Ed. Blackwell. 2005

Evolution of the insects D. Grimaldi ; M.S. Engel. Ed. Cambridge University Press. 2006

Evolutionary history of aphid-plant associations and their role in aphid diversification Jean Peccoud et al. C. R. Biologies 333 (2010) 474–487