20/06/2024 Les pucerons se démarquent des autres insectes par toute une série d’originalités et de spécialisations extrêmes souvent inégalées qui en font un « monde à part ». Nous les avons découverts en tant que groupe au sein des Hémiptères dans la chronique Pucerons : qui êtes-vous vraiment ? Nous avons, à cette occasion, commencé à aborder leur rapport avec les plantes hôtes, i.e. celles dont ils se nourrissent. Ici, nous allons détailler leur comportement alimentaire très spécifique. Nous évoquerons aussi deux effets collatéraux de leur mode de nutrition : la production de miellat et la transmission de virus. Nous découvrirons aussi plusieurs interactions remarquables avec d’autres organismes : fourmis, bactéries symbiotiques, …

Piqueur-suceur

Comme tous les insectes, les pucerons se nourrissent à l’aide d’appendices articulés, insérés autour de la bouche : les pièces buccales. Comme tous les Hémiptères, leur ordre de rattachement au sein des insectes (voir la chronique 1), les pièces buccales des pucerons sont très transformées, très loin du type ancestral broyeur comme chez les coléoptères : elles forment un rostre avec lequel ils piquent depuis la surface des plantes pour prélever la sève dans les vaisseaux où elle circule : on parle d’insecte piqueur-suceur.

Le rostre des pucerons se compose d’une pièce bien développée, le labre ou labium, en forme de fourreau avec une gouttière dans laquelle peuvent coulisser les unes par rapport aux autres deux paires de pièces buccales transformées en stylets : deux stylets mandibulaires externes encadrant deux stylets maxillaires internes à la morphologie intérieure très complexe (maxilles ou mâchoires). L’emboîtement très étroit des deux stylets maxillaires ménage deux canaux : un grand central, dit alimentaire et un plus petit, latéral, dit salivaire. A l’intérieur des deux stylets mandibulaires on trouve des dendrites, terminaisons nerveuses importantes lors de l’activité alimentaire (perception sensorielle).

Pour atteindre la sève, le puceron pique et enfonce ses stylets pointus ; sur les feuilles minces, il perce très peu profondément mais sur les tiges ou les grosses nervures des feuilles, il doit aller plus en profondeur avant de trouver les tissus du phloème avec les vaisseaux (tubes criblés) où circule la sève élaborée. Selon les espèces de pucerons, soit les stylets s’insinuent entre les cellules des couches à traverser avant d’atteindre les vaisseaux (trajet intercellulaire un peu sinueux), soit, plus rarement, en traversant ces cellules interposées (trajet intracellulaire plus direct mais plus coûteux en énergie). Pendant toute cette manœuvre, le labre (voir ci-dessus) fonctionne comme un guide, appuyé sur la surface de la plante, à l’intérieur duquel vont et viennent les stylets perceurs.

Étui stylaire

Les deux canaux ménagés entre les deux stylets maxillaires remplissent deux rôles distincts : le canal salivaire dirige les salives secrétées (voir ci-dessous) par le puceron vers la plante tandis que le canal alimentaire permet de récupérer la sève, une fois qu’un vaisseau a été atteint. En fait, le puceron n’a même pas besoin d’aspirer car le flux de sève sous pression dans la plante remonte spontanément, de manière passive du point de vue du puceron.

Pendant la piqûre, le puceron dépose en surface puis injecte dans le vaisseau atteint une salive dense et chargée en protéines qui a tendance à se gélifier autour des stylets en action, se solidifiant en un étui rigide protéique ; elle forme aussi une collerette autour du point de piqûre en surface. Cet étui « trace » le chemin entre les cellules et guide les stylets au fur et à mesure de leur progression ; il prévient les pertes et fuites lors de la remontée de la sève ; surtout, l’étui isole les stylets du puceron des liquides libérés par les cellules endommagées au passage avec leur charge éventuelle de substances défensives et immunitaires ; il évite aussi au puceron d’aspirer ces liquides potentiellement nocifs, issus de la détérioration des tissus végétaux.

Schéma d’un puceron en train de se nourrir extrait de 1 Biblio
honeydew = miellat ; en orange : faisceau de stylets ; se : tubes criblés de la sève élaborée ; en noir : étuis des stylets ; p = parenchyme ; l = labre qui ne participe pas au perçage

La vitesse relative avec laquelle la sève est atteinte via ce mode opératoire constitue un élément clé pour contrer les défenses des plantes : les chercheurs de l’INRA (voir le site Enclop’Aphid) qualifient à ce propos les pucerons de « furtifs ». L’étui isolant et cette rapidité d’exécution représentent deux éléments clés pour expliquer la réussite des pucerons en tant qu’herbivores : les insectes « mâcheurs » de feuilles (comme des chenilles par exemple) qui broient les cellules et libèrent leur contenu subissent de plein fouet l’agression des substances chimiques défensives des plantes et leur relative lenteur laisse le temps aux plantes de réagir encore plus fort, voire de déclencher des signaux d’alarme ou des phéromones qui attirent des prédateurs. De ce point de vue, les pucerons ont exploité ainsi une nouvelle niche alimentaire, riche nutritivement (voir ci-dessous) et moins coûteuse à acquérir. En plus, grâce à ce dispositif, le puceron attablé peut sortir son rostre très vite en cas de danger en le faisant glisser dans l’étui.

L’étui laisse une trace visible en surface (voir la collerette ci-dessus) via la salive solidifiée et on peut même y introduire des micropipettes pour aller prélever de la sève élaborée dans les vaisseaux, une fois le puceron enlevé, d’une manière ultraprécise. On peut suivre en radiographie le cheminement des stylets dans cet étui : on constate alors que le puceron a des ratés et s’y prend à plusieurs reprises.

La sélection et l’identification de l’hôte se fait par introductions successives et progressives des stylets jusqu’à trouver un vaisseau, injecter de la salive fluide et analyser la sève : les dendrites des mandibules (voir ci-dessus) interviennent ici pour la perception sensorielle. Ceci implique par ailleurs que des pucerons peuvent ainsi piquer des plantes non hôtes.

A propos des stylets, notons que quelques espèces arrivent même à percer … l’écorce des arbres. Ainsi, Stomaphis quercus, le puceron géant des chênes (géant car il fait 5mm …), tout noir, réussit à percer l’écorce des chênes avec son rostre trois à quatre fois plus long que son corps pour atteindre le phloème (voir la chronique sur l’écorce).

Sève élaborée

Quand le puceron a atteint un tube criblé du phloème, il injecte par le même canal salivaire une seconde salive liquide (par opposition à la précédente dite gélifiante), fluide ; cette salive bloque des réactions chimiques en réponse à l’intrusion : elle empêche la coagulation des protéines et les dépôts d’une substance, la callose, destinée à obturer l’effraction. Cette seconde salive neutralise donc les défenses immédiates de la plante « agressée ».

Ce choix n’a rien d’anodin car la sève élaborée (voir la chronique) renferme les produits fabriqués lors de la photosynthèse au niveau des feuilles (saccharose essentiellement), distribués vers l’ensemble des organes de la plantes. Rien à voir avec la sève brute qui circule dans les vaisseaux du xylème et issue du prélèvement de l’eau et des sels minéraux dans le sol par les racines : cette dernière n’a pratiquement aucune valeur nutritive (en tout cas nulle en apport énergétique).

La sève élaborée est donc a priori nutritive mais sa composition est néanmoins très déséquilibrée : elle renferme essentiellement des sucres (source énergétique surtout) mais très peu de protéines ; ainsi les pucerons disposent d’une source « infinie » d’énergie via les sucres abondants et en économisent en n’ayant pas à digérer les protéines de la sève. Par contre, cette sève a un gros défaut : elle ne contient que peu d’acides aminés libres, indispensables pour construire et maintenir les cellules et en plus elle est entièrement dépourvue de certains acides aminés dits essentiels non synthétisables. Enfin, la composition de la sève fluctue beaucoup selon les saisons, le moment de la journée (intensité de la photosynthèse), la position des organes piqués, …

Faute de pouvoir trier au moment du prélèvement, les pucerons doivent donc ingérer beaucoup de sève pour arriver à en extraire suffisamment d’acides aminés libres à partir desquels ils pourront synthétiser leurs propres protéines. Ils se trouvent donc dans une situation assez curieuse où ils sont « inondés de sève avec beaucoup trop de sucres ». Pour résoudre ce dilemme, ils utilisent un dispositif anatomique original au niveau de leur tube digestif. Comme tous les insectes, leur intestin se compose de trois sections différenciées : antérieur, moyen (relié à l’appareil excréteur avec les tubes de Malpighi) et postérieur. Mais, chez eux, l’intestin moyen qui récupère les nutriments issus de la digestion décrit une boucle remontant jusque dans la tête et laisse entrer en contact l’intestin antérieur doté d’une chambre de filtration avec l’intestin postérieur. Ainsi, quand la sève arrive dans l’intestin antérieur, une partie sort via la chambre filtrante et passe dans l’intestin postérieur, court-circuitant l’intestin moyen qui arrive à assurer sa fonction. Cette « eau sucrée » en excès s’accumule dans le rectum terminal et est évacuée par l’anus, au niveau de la pointe ou cauda (voir la chronique 1), sous forme de gouttelettes qui perlent une après l’autre.

Miellat

Ces gouttelettes scintillantes au soleil et au goût douceâtre constituent le fameux miellat des pucerons que les anglo-saxons nomment poétiquement honeydew (rosée de miel). On notera que ce miellat n’est pas expulsé au niveau des cornicules (voir la chronique 1) comme on le croyait autrefois. Les pucerons se débarrassent de ces gouttelettes en les expulsant ou en se dandinant : elles tombent ainsi sur le feuillage ou les tiges sur lesquelles ils se tiennent et forment au fil du temps un film collant poisseux qui sèche. Ce milieu sucré devient très favorable au développement de divers champignons microscopiques décomposeurs (saprophytes) ; ceux-ci donnent naissance à une « suie » noirâtre, la fumagine. Elle tend à obstruer les stomates, ouvertures utilisées pour les échanges gazeux liés à la respiration et la photosynthèse, ce qui entrave le bon fonctionnement du feuillage.

Ce miellat déposé sur le feuillage sert aussi de nourriture très prisée pour toute une foule d’insectes butineurs pour qui ils représentent un très bon substitut du nectar des fleurs. Les abeilles savent le récolter quand il est abondant sur les feuillages ; ainsi, elles fabriquent du miel sans passer par les fleurs comme le miel de sapin (conifère dépourvu de fleurs : voir la chronique). On parle de miellature pour désigner cette production indirecte de miellat par les plantes. D’autres insectes tels que les syrphes ou les guêpes parasitoïdes apprécient aussi cette manne nutritive qui favorise leur présence : or, ces insectes sont des prédateurs ou parasites indirects des pucerons par leurs larves.

Mais, pour de nombreuses espèces de pucerons (mais pas tous), ces gouttelettes attirent activement certaines espèces de fourmis qui en sont friandes et viennent le récolter directement à la source en tapotant de leurs antennes l’anus des pucerons. Les colonies de pucerons productrices deviennent des « troupeaux de vaches à miellat » que les fourmis défendent activement en chassant leurs prédateurs dont les coccinelles ou les guêpes parasitoïdes. Bel exemple d’interaction de type mutualisme « gagnant/gagnant ». Dans les cultures, cette garde des fourmis favorise alors les pucerons protégés des attaques ce qui amplifie les dégâts éventuels associés à leur présence. Nous aurons l’occasion de revenir bien plus en détail dans une chronique sur ces relations fourmis/pucerons passionnantes et bien plus complexes en réalité.

Virus

Ces relations des pucerons avec d’autres organismes ne sont qu’une partie de l’incroyable réseau d’interactions qui gravite autour d’eux. Parmi celles-ci, l’une d’elles concerne plus particulièrement les plantes cultivées : la transmission de maladies virales végétales.

Quand les pucerons changent d’hôtes (voir ci-dessus) et passent sur des plantes cultivées (céréales, betteraves, tournesol, …), ils peuvent transporter avec eux des particules virales qu’ils ont collecté lors d’une prise de sève. En s’installant sur une nouvelle plante, ils peuvent alors inoculer ces particules avec leur salive, exactement comme les moustiques avec les animaux. Ainsi, le puceron du pêcher (Myzus persicae) peut transmettre une centaine d’espèces virales ; plusieurs d’entre elles provoquent des maladies induisant divers symptômes délétères (jaunissement, nécroses, déformations, …).

La transmission se fait souvent lors des piqûres exploratoires des pucerons qui atterrissent sur une plante (voir ci-dessus) si bien que même des plantes non hôtes peuvent être contaminées ou transmettre des virus aux pucerons. Selon le virus, soit il n’est viable que quelques heures dans le tube digestif du puceron et doit donc être transmis très vite, soit il persiste ou même il peut se multiplier dans les glandes salivaires du puceron.

Si ces infections virales redoutées ont été très étudiées en agronomie, on ne sait pas trop a priori leur impact au niveau des plantes sauvages ; il est clair que les conditions des monocultures favorisent grandement ce processus qui doit être bien plus dilué en situation naturelle ?

Buchnera

Nous avons vu que la sève élaborée fournit aux pucerons des acides aminés leur servant à fabriquer leurs propres protéines mais n’offre pas les acides aminés essentiels. Pour se les procurer malgré tout, ainsi que des vitamines, ils s’appuient sur la bactérie, Buchnera aphidicola, qu’ils hébergent dans le cytoplasme de cellules spécialisées réunies en amas appelés bactériocytes, répartis le long du tube digestif. Il s’agit donc d’une relation dite symbiotique (voir la chronique) et la bactérie est qualifiée de symbiote. Comme son nom scientifique le suggère, elle est spécifique des pucerons (aphidicola : « qui aime les pucerons »). Proche parente de la célèbre bactérie E. coli, elle n’a pas de forme libre et ne peut de son côté vivre en dehors des pucerons ce qui suggère une relation symbiotique installée depuis très longtemps au cours de l’évolution.

La biomasse des cellules hébergeant ces bactéries peut représenter jusqu’à presque 5% du poids total du puceron. Une femelle de puceron du pois possède ainsi 90 amas cellulaires (bactériocytes) soit près de 10 millions de cellules de Buchnera (les bactéries sont des unicellulaires).

Si on traite un puceron avec des antibiotiques en éliminant ainsi sa bactérie symbiotique, il périclite, ne grandit plus, ne se reproduit pas et meurt précocement. Elle assure la synthèse des acides aminés essentiels mais aussi peut-être d’acides gras essentiels eux aussi absents de la sève consommée.

La transmission du symbionte se fait de « mère à fille » lors des cycles de reproduction parthénogénétique (voir la chronique sur la reproduction) : dans le corps des femelles, dès leur naissance, un embryon se forme (génération suivante très rapide par viviparie) et reçoit dès son initiation des cellules de Buchnera. On parle donc de transmission verticale (d’une génération à l’autre).

Des relations aussi étroites et vitales suggèrent une longue histoire de coévolution. Des reconstitutions phylogénétiques mettant en parallèle l’arbre de parentés des pucerons et celui des souches de Buchnera indique un début de la « liaison » remontant à au moins 150 Ma. De même, en comparant les ADN des Buchnera selon les espèces de pucerons, on a montré que la sous-famille des Lachninés était probablement la lignée la plus ancienne des Aphididés (voir la chronique 1) ; or, ces pucerons partagent des caractères ancestraux comme des cornicules absents ou en forme de cône, une cauda abdominale courte et un cycle sans alternance sur des arbres ou des racines.

Cortège de symbiontes

La symbiose avec Buchnera a été mise en évidence au début des années 90. Depuis les années 2000, on a découvert qu’il existait en fait d’autres bactéries symbiotiques chez les pucerons. Contrairement à la symbiose avec Buchnera qui semble obligatoire chez tous les pucerons, ces autres symbiotes sont facultatifs, i.e. que pour une espèce donnée, tous les individus n’en possèdent pas (populations porteuses ou non porteuses). Leur rôle semble bien plus varié que celui de Buchnera limité à la seule nutrition. Ils peuvent intervenir dans la reproduction, le développement, l’immunité et même la couleur.

Ces symbiotes facultatifs ont été particulièrement chez le puceron du pois avec au moins trois espèces de symbiotes identifiées. L’une d’elles (Hamiltonella defensa) s’attaque aux œufs que des guêpes parasitoïdes injectent dans ces pucerons pour les parasiter ; une autre change la couleur et la troisième rend ces pucerons plus résistants aux attaques de champignons pathogènes (Entomopthorales : voir la chronique). Tout ceci suggère que ces symbiotes facultatifs peuvent avoir de profondes répercussions sur les réseaux alimentaires associés aux pucerons en améliorant leur protection vis-à-vis de leurs ennemis naturels. Il s’agit là d’un champ de recherches en pleine ébullition notamment pour comprendre comment les pucerons régulent ces populations de symbiotes et pourquoi tous n’en sont pas équipés.

Cette chronique qui n’était consacrée qu’à la seule alimentation des pucerons nous a pourtant ouvert de nouvelles portes vers des interactions surprenantes ; il en va ainsi avec les pucerons : on avance toujours de surprise en surprise comme par exemple avec leur cycle de reproduction ou dans leurs relations avec les plantes hôtes (chroniques à venir).

Retrouvez l’ensemble des chroniques consacrées à ces insectes fascinants à la page Pucerons.

Bibliographie

1)Evolutionary history of aphid-plant associations and their role in aphid diversification Jean Peccoud et al. C. R. Biologies 333 (2010) 474–487

Encyclop’Aphid: a website on aphids and their natural enemies. Entomologia generalis: Hullé M., Chaubet B., Turpeau E. and Simon J.C. 2020. Encyclop’Aphid : le site des Aphicionados : site très complet, tenu à jour, remarquablement illustré, accessible à tout public : un must absolu … que j’ai beaucoup utilisé