Pigeon domestique, descendant direct du pigeon biset

14/01/2021 De mon enfance, j’ai gardé un souvenir vivace des pigeonneaux nourris par leurs parents dans la volière où mon père les élevait : le parent ouvrait le bec et le jeune venait engouffrer le sien dans la bouche ouverte, « aspirant » quelque chose du gosier du parent. Je savais que les parents régurgitaient ce qu’on appelait du « lait de pigeon » mais, dans mon esprit, il s’agissait d’une bouillie liquide que les parents avaient fabriqué dans leur estomac à partir des graines mangées et le terme de lait renvoyait simplement au fait que c’était blanchâtre. Or, il n’en est rien et il s’agit bel et bien d’un « vrai » lait au point que l’on parle de lactation ou d’allaitement pour désigner ce mode de nourrissage si particulier des pigeons. Autrement dit, les mammifères n’auraient donc pas le monopole de l’allaitement parental ? 

NB Un grand merci à Dominique Remeaud, voisin et éleveur de pigeons qui a pris les photos des pigeonneaux le jour même de la parution de la chronique !

Tourterelle turque

Pigeonneaux 

Les pigeons, tourterelles et colombes (famille des columbidés) ne pondent en moyenne que deux œufs par couvée, espacés d’une journée, et couvés pendant 18 jours. Les poussins, des pigeonneaux (squab en anglais) éclosent presque nus, les yeux fermés, incapables de se nourrir seuls : ils sont strictement nidicoles (de nidi, nid et cole, aimer) et dépendent donc entièrement des soins parentaux. Les deux parents les nourrissent régulièrement, régurgitant en bouche-à-bouche ce fameux lait évoqué en introduction. Les trois premiers jours qui suivent l’éclosion, les jeunes sont nourris exclusivement de ce lait secrété par les adultes. A partir du quatrième jour, le lait commence à être mélangé avec des grains mangés qui vont graduellement prendre de plus en plus de place. A partir du huitième jour, la production de lait baisse sensiblement par paliers successifs jusqu’à cesser entièrement vers le 28ème jour ce qui correspond le plus souvent à l’envol des jeunes qui, entre temps, se sont développés et ont acquis un plumage complet. Tout se passe donc comme si les jeunes subissaient un sevrage accéléré sur leur mois de séjour au nid. 

Pigeon ramier nourrissant son jeune par régurgitation du lait

Si on prive les jeunes de cet apport de lait par les adultes en les nourrissant artificiellement avec de la bouillie liquide de graines consommées par les adultes, ils végètent et souvent meurent. Ceci prouve qu’il s’agit bien d’un aliment « nouveau » fabriqué par l’oiseau comme le lait des mammifères. 

Jeune pigeon volant qui a conservé quelques plumes de duvet de son plumage de poussin

Jabot 

Ce lait régurgité par les parents provient d’un organe digestif particulier aux oiseaux, le jabot. Ce mot attesté depuis 1546 dans un texte de F. Rabelais au sens de « estomac » dériverait d’un radical prélatin gaba pour gorge ou gosier. Si donc en langage populaire, on l’assimile à l’estomac humain (se remplir le jabot équivaut à se remplir l’estomac, bien manger), chez les oiseaux il s’agit en fait d’une poche de l’œsophage, le conduit entre la cavité buccale et l’estomac. Les oiseaux n’ayant pas de dents doivent le plus souvent avaler leurs aliments entiers si bien que leur œsophage diffère sensiblement : il n’a pas de sphincters qui le ferment en haut et en bas ; il a des parois fines extensibles autorisant la distension ; il forme des plis et peut donc avoir une poche latérale, le jabot. On tend souvent à confondre avec le gésier qui est la seconde poche musculeuse de l’estomac lui aussi divisé en deux parties. 

Le jabot (n° 4) est une poche de l’oesophage qui longe la trachée artère.

Buffon dans son histoire Naturelle des Oiseaux disait : « le jabot correspond à la panse des animaux ruminants ; ils (les oiseaux) peuvent vivre d’aliments légers et maigres, parce qu’ils peuvent en prendre un grand volume en remplissant leur jabot, et compenser ainsi la qualité par la quantité. ». Effectivement, chez tous les oiseaux qui en sont dotés, ce jabot sert d’organe de stockage temporaire où la nourriture est stockée le temps qu’elle s’humidifie. J’ai un autre souvenir d’enfance très précis d’un pigeon ramier tué par mon père, chasseur, et que ma mère avait préparé sous mes yeux : dans le jabot, il y avait au moins une dizaine de glands accumulés ! Ainsi, les oiseaux peuvent récolter rapidement un maximum de nourriture en peu de temps avant d’aller se percher à l’abri des prédateurs. 

Et donc, chez les pigeons et tourterelles, au moment de l’élevage des jeunes, ce jabot subit de profondes transformations pour devenir, en plus,  un organe sécréteur de lait. 

Peau lactifère 

En dehors de la période d’élevage des jeunes, l’intérieur du jabot a la structure typique des autres organes du tube digestif avec une muqueuse interne formée d’un épithélium stratifié avec une épaisseur de 10 à 12 couches de cellules. Au moment de l’élevage des jeunes, cette muqueuse voit son épaisseur multipliée de 2 à 10 fois ! Cette transformation commence à partir du quatorzième jour de l’incubation et deux jours avant l’éclosion, sa masse initiale de 0,5 gr (simple poche membraneuse) augmente de cinq fois ; deux lobes latéraux se développent. Des crêtes épidermiques transforment la muqueuse en une couche pleine de replis. C’est là que le « lait » va être produit. 

La muqueuse se différencie en trois couches superposées : la basale où se multiplient les cellules, la médiane où les cellules se chargent en protéines et la couche externe formée de cellules dont les vacuoles internes se remplissent de gouttelettes de lipides ; ces dernières s’agglomèrent en paquets de la taille d’un grain de riz et finissent par se détacher (desquamation), en conservant leurs noyaux. Ainsi se forme une sorte de « fromage blanc » ou de caillé laiteux, granuleux à cause des paquets de cellules détachées et huileux à cause de leur contenu lipidique. Ces cellules épithéliales sont en fait des cellules épidermiques chargées en « corne » (kératine) ou kératinocytes normalement chargées de protéger et d’imperméabiliser : une sorte de peau dont les cellules qui se desquament ont la capacité de se charger en substances nutritives. Autrement dit, la lignée des pigeons a « recyclé » une structure déjà existante, les cellules épidermiques cornées, devenues capables d’accumuler des lipides. Celles des mammifères sont incapables de faire de même et la production de lait se fait d’une manière très différente

Composition 

Le lait de pigeon renferme 60% de lipides ou matières grasses (en poids sec) dont l’essentiel (82%) sont des triglycérides (la forme qui circule dans le sang) et le reste, issu des membranes cellulaires, des phospholipides. On y trouve pas moins de 21 sortes différentes d’acides gras. Au cours de l’élevage des jeunes, on constate que le taux de triglycérides ne cesse de baisser passant à 63% au 19ème jour. 

Pigeons ramiers dans une pelouse d’un parc parisien ; ils exploitent une gamme d’aliments très large dont des déchets de nourriture humaine.

Les protéines représentent 32 à 36% soit bien plus que celui des mammifères en moyenne autour de 25%. L’essentiel est sous forme de caséine, la protéine typique du lait des mammifères ; l’appellation de lait pour les pigeons se justifie donc pleinement ! Pour le reste, on trouve des acides aminés libres, des immunoglobulines (anticorps : voir ci-dessous), de la lactoferrine (transport du fer) et un facteur de croissance de l’épiderme. Ces protéines sont synthétisées à partir des acides aminés circulant dans le sang et issus de la digestion des aliments ; il s’agit donc bien d’un « nouvel » aliment construit de toutes pièces par les adultes. Ceci procure un avantage considérable : l’alimentation des jeunes au début de leur développement au moins, est indépendante des ressources alimentaires exploitées par les adultes dont certaines pourraient être complètement indigestes pour les jeunes. Ainsi, sous nos climats, pigeons et tourterelles peuvent nicher sur une très longue période de l’année faisant souvent plusieurs nichées (jusqu’à quatre !). Les pigeons ramiers nichent souvent dès le mois de mars : leur nourriture est alors bien différente  de celle qu’ils vont consommer pour ravitailler la nichée suivante au printemps ! Pas étonnant, non plus, que plusieurs espèces de pigeons et tourterelles soient devenues des citadins (voir la chronique sur le ramier en ville) où les sources de nourriture sont très hétérogènes. Par contre, revers de la médaille, ils ne peuvent élever que un ou deux jeunes à la fois ce qui est bien peu ! 

La majorité des columbidés sont des granivores

Ce lait ne contient pratiquement pas de sucres (1 à 3%) car il résulte de la rupture de cellules entières (sécrétion holocrine) et non pas  d’une sécrétion depuis l’intérieur des cellules rejetée sous forme de vésicules (apocrine). En cela, ce lait diffère radicalement de celui des mammifères qui renferme notamment un sucre, le lactose. 

Régulation 

Le jabot entame sa transformation (voir ci-dessus) à partir de la seconde moitié de l’incubation. Comme les deux parents se relaient pour couver, tous les deux sont concernés ; c’est là évidemment une différence considérable avec les mammifères où la lactation ne concerne que les femelles (voir à ce propos l’origine du nom mammifère). Les pigeons, eux, ont accédé à l’égalité des sexes en la matière ! L’ampleur des transformations qui vont crescendo signe une régulation de type hormonal : on a facilement identifié l’hormone qui déclenche la lactation des pigeons comme étant la prolactine.  Ce nom, même pour les non initiés en médecine, sonne familier : et pour cause, la prolactine est aussi une des hormones clés associée à la lactation chez les mammifères dont l’espèce humaine ! Le suivi sanguin des deux parents pigeons montre une forte hausse de la concentration circulante de prolactine en amont de l’éclosion des jeunes. Elle agit directement sur la muqueuse du jabot en provoquant la prolifération cellulaire qui aboutit à la desquamation des cellules chargées de lipides. Mais elle agit aussi au niveau des comportements associés à la lactation : tendance à une prise de nourriture augmentée (hyperphagie) qui permet d’apporter les nutriments servant à synthétiser les éléments du lait ; facilitation de la régurgitation en réponse à l’engorgement de la muqueuse ; augmentation du rythme des visites au nid surtout les quatre premiers jours. 

Des études ont permis d’identifier d’une part le récepteur de la prolactine sur les cellules du jabot (molécule de la superfamille des cytokines) et d’autre part, la nature des signaux de transduction à l’intérieur de la cellule après la fixation de la molécule de prolactine sur le récepteur membranaire : on retrouve les mêmes molécules impliquées que celles trouvées dans les tissus des mamelles des mammifères ! Il y a donc eu conservation au cours de l’évolution, en dépit de la considérable divergence entre la lignée des mammifères et celle ayant abouti aux oiseaux, de la même hormone avec les mêmes effets. Pour autant, comme montré ci-dessus, la fabrication du lait se fait selon des processus physiologiques et des organes radicalement différents. Bel exemple de convergence évolutive où une partie commune a été quand même conservée ! 

Microbiote

La pratique de l’allaitement chez l’espèce humaine a connu un renouveau très fort depuis que l’on sait que via le lait maternel, le nouveau-né obtient des anticorps, des nutriments essentiels et des « microbes » symbiotiques qui vont coloniser notamment son tube digestif (microbiote) et participer à leur tour aux défenses immunitaires du nouveau-né. Or, la convergence signalée ci-dessus se retrouve à propos de la transmission du microbiote et de l’immunité des parents aux pigeonneaux ! 

L’analyse du lait des parents et du jabot des pigeonneaux qui l’ont reçu montre que diverses souches bactériennes sont transmises via les nourrissages : des Lactobacillus et des Bifidobacterium notamment, impliqués dans le métabolisme des sucres, des acides aminés et de l’énergie. On constate que l’abondance de ces microbes change de manière dynamique au cours de la croissance des jeunes en parallèle ce qui se passe chez les adultes nourrisseurs. Le lait apporte par ailleurs des immunoglobulines et des cytokines, molécules de base du système immunitaire. Des expériences avec des poussins de poule nourris avec du lait de pigeon démontrent une expression forte des gènes de l’immunité aussi bien innée que cellulaire. Le microbiote intestinal de ces poussins ainsi traités est bien plus diversifié et leur croissance se trouve améliorée via une meilleure capacité de conversion des aliments reçus. Ces aspects expliquent entre autres pourquoi des pigeonneaux privés de ce lait parental déclinent et connaissent un fort taux de mortalité. 

Exclusivité ? 

Elevage de pigeons (D. Remeaud)

Les pigeons et tourterelles (columbidés) ne sont pas les seuls oiseaux à pratiquer ainsi « l’allaitement parental » ; il a été documenté chez les flamants, les manchots empereurs et les albatros, pétrels et puffins (Procellariiformes). Mais, pour ces oiseaux, on est très loin d’en savoir autant que sur les colombidés, de loin les plus étudiés sur ce point notamment du fait de l’élevage des pigeons. 

Chez les flamants, le « lait » résulte du détachement de cellules de la paroi de l’œsophage. Les parents nourrissent les jeunes avec ce liquide pendant plusieurs semaines (jusqu’à six mois) mais le nourrissage ne se fait pas en bouche-à-bouche : les jeunes ouvrent leur bec et les adultes laissent s’écouler ce lait teinté de rouge du fait de la présence de caroténoïdes (canthaxanthine) dans leur régime alimentaire. On a observé que pendant cette période de nourrissage les adultes voient l’intensité de leur coloration de plumage baisser : ce serait du au fait que le lait qu’ils fabriquent renferme une vitamine dérivée qui ainsi diminue dans leur propre corps ; la coloration du « lait » d’ailleurs diminue progressivement dans la durée de l’élevage. La composition de ce lait se rapproche de celle des Primates. 

Flamants nains en Afrique (photo D. Bermudez)

Chez les manchots empereurs, c’est aussi la paroi interne de l’œsophage qui secrète le lait qui a la consistance du fromage blanc. Il est particulièrement riche en protéines (3 fois plus que celui des pigeons). Là aussi, ce nourrissage s’étale sur une longue période mais est assuré par les mâles. Chez les albatros, pétrels et puffins, on doit plutôt parler d’huile sécrétée par la paroi du proventricule, la poche glanduleuse de l’estomac juste avant le gésier. Il est probable que ceci existe aussi chez d’autres groupes d’oiseaux mais sans avoir été identifié car le liquide ainsi produit est souvent mélangé avec des aliments régurgités. 

En tout cas, on voit clairement qu’au sein des oiseaux, la lactation a évolué plusieurs fois mais selon des voies différentes, notamment au niveau de l’organe sécréteur. Si on regarde la position des quatre groupes chez qui la lactation a été documentée dans l’arbre de parentés des oiseaux, on observe qu’ils se trouvent dans des lignées plutôt basales : les manchots et les procellariiformes se nichent dans une lignée dite des oiseaux d’eau (Natatores) tandis que flamants et pigeons se retrouvent dans un groupe aux parentés internes mal définies, les Metaves. 

Et pourquoi pas … 

On sait maintenant de manière irréfutable que les oiseaux actuels ne sont en fait qu’une partie d’une lignée de dinosaures théropodes dotés de plumes notamment, la seule qui a échappé à l’extinction de masse de la fin du Crétacé : autrement dit, les oiseaux sont des dinosaures. Alors, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer qu’au moins certains des dinosaures ancestraux n’aient pratiqué la lactation ? On sait que de nombreux comportements parentaux associés à l’élevage des jeunes étaient déjà apparus dans cette lignée de dinosaures : construire un nid, pondre à plusieurs dans un même nid, couvrir les œufs en s’accroupissant dessus et s’occuper des jeunes. La lactation présente le gros avantage de pouvoir nourrir des jeunes nidicoles (incomplètement développés à la naissance) à partir d’une nourriture qui, directement, ne leur conviendrait pas forcément et laisse aux parents le temps de chercher beaucoup de nourriture sans avoir à faire des centaines d’allées et venues par jour comme chez les oiseaux insectivores par exemple. Ce n’est sans doute pas par hasard si parmi les oiseaux actuels concernés figurent des groupes dont les adultes passent des journées entières parfois loin du site de nid à chercher leur nourriture comme les manchots ou les albatros ! 

Exemple de « dinosaure à plumes » Mei long (Maniraptorien) dont on a retrouvé un fossile en position d’incubation

Evidemment, il s’agit là d’une hypothèse purement spéculative pour laquelle on ne pourra sans doute jamais disposer de la moindre preuve vu que la fossilisation ne conserve guère ce genre de caractéristique ! Par contre, on dispose d’au moins un argument qui plaide en sa faveur : la caractère « universel » de la prolactine (voir ci-dessus) à la base de ce processus. Cette hormone produite par l’hypophyse agit dans un large spectre d’activités couvrant le système immunitaire, la croissance et le développement, le métabolisme et les comportements parentaux. Or, l’analyse chimique de la molécule de prolactine montre que sa séquence d’acides aminés est identique pour 90% d’entre eux entre crocodiles, alligators, poules et dindons ; or, ces animaux se situent tous dans la lignée des archosauriens au sein de laquelle a émergé le groupe des dinosaures (et des oiseaux !). Donc, assez clairement, les dinosaures devaient eux aussi posséder la prolactine sous une forme très proche de celles des oiseaux actuels. Alors, pourquoi pas des dinosaures théropodes allaitant … mais en bouche-à-bouche pas en tétée ! 

Bibliographie

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