Lanius collurio

PGE baguée (cliché Katarzyna Stępniewska ; C.C. 3.0)

Chaque année, des millions de passereaux migrateurs au long cours font la navette entre leurs terrains de reproduction en Europe à la belle saison et leurs sites d’hivernage au sud du Sahel en Afrique. La majorité le font en solitaire et de nuit ce complique le suivi de ces migrations. Jusqu’à récemment, on ne disposait que des recaptures d’oiseaux bagués avec un taux infime de reprises ou de techniques indirectes comme l’analyse des isotopes de substances chimiques dans les plumes : les deux ne fournissent que des informations très partielles et ne disent pas grand-chose sur les modalités détaillées de ces voyages. L’avènement de la technologie des balises miniaturisées a complètement changé la donne et permet désormais d’effectuer un suivi presque en continu des oiseaux équipés de tels dispositifs. Ces balises enregistrent régulièrement la géolocalisation ; il faut recapturer l’oiseau pour extraire les données et reconstituer son parcours.

Mâle

La pie-grièche écorcheur (PGE dans la suite), un passereau de taille moyenne (30 grammes) fait l’objet de programmes d’études par rapport à sa conservation devant son fort déclin en Europe occidentale. A cette occasion, la pose de balises a mis en évidence ou précisé des traits originaux du cycle annuel de cette espèce et apporté des éléments de réflexion quant à son avenir face au changement climatique en cours.

Grande halte automnale

Aire de reproduction (Europe) et d’hivernage (Afrique)

Depuis assez longtemps, via les reprises de bagues au long des voies suivies, on savait que la migration de la PGE s’effectuait selon une grande boucle : les oiseaux n’empruntent pas le même chemin à l’aller (automne) et au retour (printemps) vers ou depuis leurs terrains d’hivernage.

Migration en boucle des PGE scandinaves (aller en rouge ; retour en bleu) D’après ref Biblio 1

La pose de balises a permis de mieux préciser ce circuit complexe et notamment de comparer les modalités des migrations d’automne et de printemps, soumises chacune à des pressions de sélection différentes. En effet, au printemps, les oiseaux remontent pour prendre possession, à peine arrivés, de leurs territoires de nidification et effectuer ensuite leur reproduction. On peut ainsi s’attendre à ce que cette migration soit plus rapide que celle d’automne compte tenu de l’importance d’arriver au meilleur moment et d’être dans les premiers pour s’approprier les meilleurs territoires (voir la protandrie ci-dessous). En automne, les jeunes nés dans l’année doivent apprendre les signaux d’orientation et acquérir des capacités adaptées à ce long voyage périlleux. Est-ce que mâles et femelles voyagent de la même manière ?

Une étude menée sur des PGE nichant dans le sud de la Scandinavie a précisé les modalités de cette grande boucle entre les sites de reproduction (Danemark et Suède) et les sites d’hivernage au Botswana/Angola. La migration d’automne dure bien plus longtemps et s’étale sur 3 mois (82-107 jours) versus deux mois (53-71 j.) pour celle de printemps. Cette durée plus longue s’explique par des haltes prolongées, pouvant aller d’un à deux mois dans la zone de savanes au sud Soudan. Ces haltes se rapprochent en durée de la période de nidification étalée sur deux mois et demi mais restent bien en deçà des quatre mois et demi d’hivernage au sud de l’équateur. Elles représentent donc la troisième période de résidence dans le cycle annuel de la PGE : à ce moment de l’année, ces zones sahéliennes nordiques ont, en principe, reçu des pluies en été et sont donc favorables tandis que les zones d’hivernage plus au sud ne le sont pas encore. Les PGE n’y arrivent qu’en novembre-décembre au pic de la saison des pluies et alors qu’inversement les savanes au nord commencent à s’assécher.

Cette longue halte n’a rien à voir avec un épisode de mue car celle-ci prend place une fois les oiseaux installés dans les quartiers d’hiver. Ainsi, ces oiseaux regarnissent leurs réserves de graisse qui vont leur permettre de terminer le voyage rapidement ensuite en novembre vers le sud. Une stratégie donc calquée sur l’évolution saisonnière du régime des pluies et de la végétation des savanes, milieux de chasse.

Remontée printanière

Comme annoncé ci-dessus avec l’image de la grande boucle, les routes d’automne et de printemps sont nettement différentes. La distance la plus courte en imaginant un parcours direct entre zone de reproduction et zone d’hivernage serait en moyenne de 9720km : la route du printemps qui fait un détour remarquable par la péninsule arabique est 40% plus long que ce minima alors que la route d’automne s’en rapproche nettement avec seulement 14% de distance en plus. On a donc une boucle avec une branche printanière nettement orientale et rallongée. Les balises géolocalisées confirment cette boucle et sa constance entre oiseaux différents.

Deux explications peuvent être avancées à cette boucle étonnante. 1) Elle est déterminée par des différences régionales dans la disponibilité en habitats de chasse entre les deux saisons ; 2) Elle serait une adaptation aux conditions prévalentes de vents dominants selon les saisons. En fait, on a noté, via les captures pour le bagage, que les PGE en halte migratoire dans le Nord-Est de l’Afrique lors de la remontée de printemps avaient des masses corporelles élevées. Ceci, associé aux fortes pluies en vigueur dans cette région à cette époque, suggère que cette halte et la recharge pondérale seraient d’une importance capitale, justifiant ce choix vers une route plus orientale lors de la remontée du printemps. De plus, les vents semblent plus favorables pour un passage à travers le désert arabique plutôt qu’au-dessus du Sahara alors que c’est l’inverse lors de la migration d’automne.

De plus, la vitesse de remontée au printemps est deux fois plus rapide par rapport à celle d’automne. Il y a donc une forte pression sélective vers une minimisation du temps mis au printemps par rapport à l’automne. Il n’y a que quelques périodes de haltes de plus de 5 jours au printemps ce qui donne une vitesse moyenne de remontée de 233 km/j (haltes non comprises). Les PGE volant normalement à des vitesses autour de 35 à 50 km/h, cela correspond à 4,5 à 6,5 heures de vol/j. Elles ne font que de courtes haltes mais fréquentes. Elles ont dû accumuler de fortes réserves de graisse en hiver avant le départ et de nouveau lors de la grande halte dans le NE de l’Afrique.

Descente automnale

Entre les haltes, la vitesse de croisière dépasse celle du printemps : en moyenne 355 km/j et jusqu’à 500 km/j lors des traversées de la Méditerranée et du Sahara, soit 7-10h de vol par jour et 11-16H/j pour le Sahara. Tout ceci suggère qu’en automne les PGE volent pratiquement chaque nuit entre les haltes et peuvent même prolonger de quelques heures en vol diurne. Même lors de la traversée des régions forestières tropicales, elles voyagent vite : cet habitat leur est inhospitalier.

Cette vitesse élevée en automne s’explique par le dépôt important de graisse lors des haltes prolongées ce qui leur permet de voler presque chaque nuit sans avoir besoin de reconstituer les réserves entre deux vols successifs. Au printemps, au contraire, elles ne peuvent voler toutes les nuits du fait des haltes brèves.

A l’échelle individuelle, on observe que les oiseaux qui partent plus tôt en automne restent en avance durant tout le cycle migratoire. Ainsi, la programmation du cycle semble être une caractéristique individuelle.

La vitesse globale de vol ne varie pas entre mâles et femelles aussi bien au printemps qu’en automne (voir la protandrie ci-dessous). Néanmoins, il y aurait peut-être une différence de vitesse dans les vols entre deux haltes, les mâles allant alors plus vite.

Orientation

Les zones d’hivernage et de haltes intermédiaires sont relativement restreintes en surface : les PGE dépendent donc de zones assez spécifiques dans le temps et dans l’espace. Par conséquent, les oiseaux doivent être capables de s’orienter finement pour atteindre ces zones. Une telle capacité est accessible à des migrateurs expérimentés tout comme la capacité de revenir année après année sur les mêmes sites de nidification. Pourtant, la similitude des chemins suivis et de la chronologie entre individus est surprenante quand on sait que les jeunes, inexpérimentés, voyagent seuls, sans la compagnie d’adultes expérimentés, en se basant sur un système horloge-boussole relativement imprécis. De plus, on sait que ces primo migrateurs reproduiront plus tard ces premiers schémas dans leurs migrations futures. Donc, ceci suggère le recours à un système de repérage plus précis de la part de ces nouveaux migrants : par influences sociales entre eux ou bien par une forte mortalité la première année pour tous ceux qui ne réussissent pas à atteindre les zones requises ? Une telle forme de sélection naturelle n’est pas du tout exclue et nous rappelle que la migration n’est pas un long voyage tranquille (voir l’exemple des balbuzards) !

Uniformité

On a longtemps pensé que le cycle annuel des oiseaux migrateurs au long cours était déterminé avant tout par la nécessité d’arriver sur les terrains de nidification au moment optimal pour bénéficier des ressources permettant d’assurer l’élevage des jeunes. Mais, on vient de voir avec la PGE que la qualité des terrains d’hivernage et des haltes intermédiaires était aussi importante. Que donne alors cette double pression de sélection sur deux temps du cycle annuel à l’échelle des populations nicheuses du continent européen ?

Une étude ancienne (années 60) basée sur les reprises de bague et observations directes de l’arrivée des oiseaux avait mis en évidence un certain décalage entre la chronologie de la migration de la PGE et le pic du printemps, sachant que ces migrateurs remontent selon un axe SE-NW et non pas S/N comme beaucoup d’autres.

Une étude a donc comparé, avec la pose de balises, le cycle annuel de PGE appartenant à six populations différentes, géographiquement éloignées : sud ou centre Scandinavie ; Espagne ; Grèce ; Pays-Bas ; Russie. Les résultats montrent des cycles de migration remarquablement identiques entre ces populations. Aux latitudes les plus hautes, la période des arrivées coïncide avec le pic de « verdure » de la végétation locale alors qu’aux latitudes plus basses, les oiseaux arrivent après ce pic. Ainsi les éclosions des jeunes sont quasi identiques entre les populations espagnoles et celles du sud de la Scandinavie !

Ceci laisserait penser que les populations méridionales se trouvent décalées de manière défavorable mais en fait le pic des insectes se trouve un peu décalé par rapport à celui de la végétation (dans le bon sens) ce qui atténue l’inconvénient cette arrivée « tardive ». De plus, en Espagne par exemple, les PGE tendent à se cantonner en altitude ce qui leur permet de compenser le décalage.

Par contre, on a mis en évidence une ségrégation des populations quant au choix des sites d’hivernage : les PGE scandinaves hivernent nettement plus à l’Ouest en Afrique du sud que les PGE espagnoles. Pour autant, elles adoptent la même vitesse de remontée.

Il semble donc bien que la sélection s’opère plus sur le choix des sites d’hivernage et des haltes intermédiaires lors de la remontée. L’évolution de la végétation sur les sites de reproduction (phénologie) n’est pas l’élément clé dans la détermination du calendrier migratoire.

Protandrie ?

Chez de nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs, on connaît un curieux phénomène : les mâles précèdent nettement (de plusieurs jours) les femelles à l’arrivée de la migration de printemps sur les sites de reproduction. Par analogie avec la reproduction des plantes à fleurs, on nomme ce processus protandrie, c’est-à-dire littéralement « mâle d’abord » (pro = premier ; andros = mâle).

Des études antérieures par pose classique de bagues sur des sites de halte migratoire ont effectivement suggéré l’existence d’une telle protandrie chez la pie-grièche écorcheur mais sans pouvoir entrer dans les détails.

On admet généralement que la protandrie migratoire a été sélectionnée par le fait que les mâles bénéficient ainsi d’une priorité pour accéder aux meilleurs territoires (notamment en termes de qualité de ressources) et/ou aux meilleures partenaires (les premières arrivées étant celles en meilleure santé).

Mais, en amont, au moment du départ des sites d’hivernage rejoints l’automne précédent, comment ce décalage selon les sexes se met-il en place : par des dates de départ différentes au retour de printemps ? par des vitesses de migration différentes ? par des aires d’hivernage différentes plus ou moins distantes ? Existe-t-il déjà en automne ou seulement au moment du départ ?  La pose de balises géolocalisables permet désormais de répondre de manière précise à ces questions en fournissant des données sur l’ensemble du cycle annuel.

Dans une étude scandinave récente, durant six ans, 247 individus (50% mâles, 50% femelles) ont ainsi été capturés sur trois sites de reproduction en Scandinavie et suivis par géolocalisation. Le taux de retour moyen sur les sites de reproduction a été de 24%, valeur classique dans ce genre de protocoles (mortalité naturelle, perte de balise, dysfonctionnement des balises, comportement plus discret des femelles en période de reproduction, degré de fidélité aux sites de reproduction).

Le retour depuis l’Afrique du sud de ces oiseaux géolocalisés s’est fait en mai. Les mâles arrivent en moyenne le 23 mai versus le 30 pour les femelles, soit un décalage de 8 jours en faveur des mâles. Inversement, lors du départ automnal, mâles et femelles migrent pratiquement en même temps. Par ailleurs, mâles et femelles mettent le même temps pour parcourir la distance aussi bien à l’aller qu’au retour. Ils utilisent en cours de voyage les mêmes sites intermédiaires de halte migratoire pour reconstituer leurs réserves (par exemple en Afrique de l’Est lors de la remontée de printemps). Donc la protandrie se met en place au moment du départ depuis les sites d’hivernage.

Tout se joue au départ au printemps

On sait que la décision de partir pour les migrateurs au long cours comme la pie-grièche écorcheur se fait sous contrôle interne hormonal en combinaison avec divers signaux environnementaux, l’expérience acquise avec l’âge, et, à une échelle plus fine, via les conditions météorologiques sur le site d’hivernage. Ainsi, les conditions régnant localement sur les sites lointains d’hivernage pilotent le déroulement de la migration de printemps.

Idéalement, la décision de départ doit inclure le temps passé à accumuler des réserves de graisse avant la migration de retour. Ce temps dépend de la qualité des habitats d’hivernage. Ici, aucune séparation dans l’espace entre mâles et femelles n’a été mise en évidence : ils se nourrissent donc sur les mêmes sites pendant l’hiver. Ceci semble être le cas de figure le plus fréquent dans le système migratoire Europe/Afrique tropicale et sud

La vitesse de migration identique des mâles et des femelles écarte l’hypothèse proposée pour d’autres espèces d’une différence sexuelle à cet égard via des formes d’ailes différentes (ailes des mâles plus logues et plus pointues) ou via des taux d’engraissement plus élevés. Ici, même les temps d’arrêt dans les haltes intermédiaires de repos sont identiques. L’effet potentiel de l’âge (expérience acquise) n’a pu être étudié ici faute de pouvoir déterminer l’âge des individus.

En tout cas, cet exemple montre clairement que les pressions de sélection inter sexes opérant sur les sites de reproduction agissent dès le début de la migration de remontée au printemps et très peu sur la migration d’automne.

Lire l’avenir dans l’âge de glace !

On sait que les cycles de migration actuels dérivent d’ajustements réussis qui remontent aux dernières périodes glaciaires au cours desquelles les hautes latitudes, complètement glacées n’étaient plus adaptées à la nidification. Au cours des épisodes glaciaires, les populations d’oiseaux migrateurs se sont rétractées vers le sud avant de remonter vers le nord lors des périodes interglaciaires et depuis la fin de la dernière période il y a environ 12 000 ans avec l’amélioration climatique. En Amérique du nord, on a montré qu’au cours des périodes glaciaires, les espèces migratrices ont interrompu leurs migrations et se sont mises à nicher sur les terrains d’hivernage. Mais ceci n’a pas été mis en évidence dans le système Europe/Afrique.

Pour comprendre comment les dernières glaciations ont pu impacter le cycle annuel de la PGE, des chercheurs ont utilisé les données climatiques actuelles des différentes zones utilisées et ont modélisé les disponibilités en habitats mois par mois au cours des 120 000 dernières années.

Ces modélisations suggèrent un système migratoire du même type que celui actuellement en œuvre pendant les périodes glaciaires mais les oiseaux restaient toute l’année sur le continent africain : ils nichaient au niveau du Sahel actuel et allaient hiverner en Afrique centrale et du Sud. Sur le pas de temps retenu, des habitats adaptés à la reproduction ont effectivement été présents et se sont même agrandis lors des phases interglaciaires plus clémentes. Aussi bien au cours des périodes froides avec un voyage migratoire réduit que lors des périodes plus douces avec un voyage rallongé, les populations de cette espèce sont restées élevées : on ne retrouve pas de traces génétiques d’épisodes de types « goulots d’étranglements » au cours desquels les populations auraient subi un net déclin. 

On n’a détecté en tout cas aucun basculement vers une sédentarité temporaire comme en Amérique du nord (voir ci-dessus). Le maintien de la saisonnalité du climat africain (été austral de janvier à mars) pendant ces périodes a permis ce maintien d’un tel système migratoire. Ainsi, la population de PGE a pu poursuivre son expansion malgré une baisse de la surface d’habitats disponibles compte tenu de l’étendue potentielle offerte par le continent africain.

Au cours de la dernière période post-glaciaire (Holocène) (entre 10000BP et 4000BP), le climat européen est passé de froid et sec à relativement chaud et humide et les populations se sont maintenues à leur haut niveau dans ce nouveau contexte et en dépit de la rallonge imposée au voyage migratoire. Ceci démontre la forte plasticité et l’adaptabilité de la PGE à l’évolution du climat. On sait que le comportement migratoire est un trait hautement adaptable susceptible d’évoluer en quelques générations compte tenu de la forte pression de sélection imposée par les voyages migratoires. Ceci conduit les chercheurs à se montrer plutôt optimistes quant à l’avenir de l’espèce : la PGE devrait adapter assez facilement son comportement migratoire et ainsi étendre son aire de reproduction vers de nouveaux territoires nordiques « libérés » par le réchauffement climatique en cours.

Bibliographie

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The Science of Nature (2019) 106: 45  Sex-specific difference in migration schedule as a precursor of protandry in a long-distance migratory bird Lykke Pedersen et al.

Remarkably similar migration patterns between different red-backed shrike populations suggest that migration rather than breeding area phenology determines the annual cycle Lykke Pedersen Journal of Avian Biology 2020:e02475

Response of an Afro-Palearctic bird migrant to glaciation cycles Kasper Thorup et al. PNAS 2021 Vol. 118 No. 52 e2023836118