05/09/2024 Dans notre manière d’appréhender le Vivant, nous avons collectivement une manie récurrente : hiérarchiser les êtres vivants en fonction de leurs structures ou de leurs comportements. Il y a ceux qui ont « tout » et qui sont, de notre point de vue, parfaits et nous les plaçons alors au sommet de l’évolution. Comme par hasard, les éléments qui conduisent à cette hiérarchie se rapprochent très souvent d’activités ou de produits élaborés par les Humains : notre seconde manie de tout ramener à nous et de déifier implicitement ce que nous qualifions de parfait !

Prenez l’exemple des araignées qui tissent des toiles de chasse. Invariablement, dans les médias et dans l’imaginaire collectif, la palme de la perfection en matière de toiles est presque toujours attribuée aux Araignées orbitèles, celles qui tissent des toiles polygonales ou circulaires faites de cercles concentriques de soie successifs. Derrière cet engouement, se cache implicitement l’image de la roue et de son moyeu central (terme utilisé pour ces toiles) : n’est-elle pas l’une des inventions clés de l’Humanité ? Que des Araignées puissent nous imiter flatte notre ego démesuré, oubliant que les toiles des Araignées sont apparues plus d’une centaine de millions d’années avant l’émergence de la lignée humaine !

Tordons donc le cou à cette représentation fausse qui nous empêche de voir le Vivant tel qu’il est : diversifié, multiforme. Cessons de considérer l’évolution du Vivant comme un chemin uniforme vers une forme idéale et apprenons à peser à chaque fois les avantages et les inconvénients de chaque structure : un compromis évolutif issu des pressions de sélection naturelle.

Succès mitigé

Déjà, si les toiles orbitèles étaient le sommet de l’évolution, toutes les araignées ou presque auraient fini par l’adopter compte tenu de l’ancienneté du groupe ! Non seulement ce n’est pas du tout le cas, mais en plus, au sein des familles d’Orbitèles, on connaît des lignées qui ont évolué vers une toile très réduite ou ont même abandonné complètement les toiles ! Encore mieux, on a désormais la preuve via les analyses phylogénétiques que de nombreux groupes de non-orbitèles dérivent en fait de lignées ancestrales d’orbitèles !

Toile d’Hyptiotes

Un exemple iconique est celui de l’Araignée triangle (Hyptiotes paradoxus), qui s’installe dans les résineux ou les arbustes sempervirents. Sa toile triangulaire ressemble à celle d’une Aranéidé (la famille de nombreuses Orbitèles dont les Épeires et l’Argiope) mais qui serait amputée des ¾ de ses secteurs. En fait, il vaut mieux parler de filet à son égard car l’araignée tient un fil d’alerte avec ses pattes antérieures. Quand une proie volante se prend dans le filet, elle tend et relâche une ligne de soie « ressort » si bien que les fils de capture, non gluants mais faits de soie cardée accrocheuse, immobilisent très efficacement la proie en l’enveloppant. Des observations montrent qu’elle est même redoutablement efficace et qu’une proie empêtrée a très peu de chances de s’échapper.

Tout indique que la construction d’une toile circulaire a été acquise très anciennement mais qu’à de nombreuses reprises dans de nombreuses lignées, ces toiles ont montré leurs limites voire leur infériorité laissant place à de nouveaux systèmes de capture.

Désavantages

Dans les lignées où la toile a subi une forte réduction sans être abandonnée, des mécanismes compensatoires ont émergé. C’est le cas de la sécrétion de substances chimiques attractives pour les proies utilisées par les célèbres araignées « bolas » (absentes d’Europe) qui ne tisse pas de toile mais chasse avec une boule de soie collante au bout d’un fil, imitant en cela les Bolas des gauchos des pampas argentines.  L’araignée triangle ci-dessus en est un autre exemple via sa capacité à relâcher son filet. D’autres genres, ont même abandonnés les toiles circulaires pour parasiter les proies prises sur les toiles des Orbitèles !

Les toiles circulaires ont un défaut majeur : leur légèreté et fragilité tout en demandant un fort investissement de la part du bâtisseur. La majorité des Orbitèles reconstruisent d’ailleurs leur toile chaque matin ; pour cela, elles réingèrent la soie ayant servi pour la recycler mais, contrairement aux apparences, ce recyclage ne fonctionne qu’à 30% ! Donc, chaque jour, chaque remise en état représente une perte substantielle en énergie et matériaux synthétisés.

De plus, elles requièrent des efforts physiques considérables. Une épeire diadème femelle adulte peut parcourir l’équivalent de 63m quand elle explore un site et tisse ensuite sa toile circulaire ! Si on ramène à l’échelle humaine, cela équivaudrait à parcourir 8km dans l’espace pendant 30 minutes !

Inversement, beaucoup de non-orbitèles se contentent de petites réparations quotidiennes chaque nuit (voir l’agélène à toile permanente).  Certaines arrivent même à agrandir un peu leur toile non circulaire même si ce n’est pas évident.

Autre inconvénient majeur des toiles circulaires verticales : elles interceptent des insectes volants. Au moins trois groupes ont abandonné le système toile circulaire pour d’autres structures. Ainsi, dans la grande famille des Théridiidés, une des plus diversifiée (plus de 2400 espèces dans le monde … et sans doute 10 000 !), beaucoup tissent des toiles en trois dimensions incorporant des lignes collantes accrochées au substrat de fixation.

Reste un dernier écueil : dans le cadre de la course aux armements, diverses proies ont appris à éviter ces toiles circulaires. Ainsi, les petites mouches Drosophiles sont capables de manœuvres aériennes au plus près de la toile leur évitant la capture.

En fait de perfection, les toiles circulaires semblent plutôt stéréotypées, moins adaptables, que celles adoptées par d’autres groupes tout en ayant quand même une certaine efficacité !

Structure optimale ?

Contrairement à une légende tenace, on n’a jamais démontré que la toile des orbitèles était une structure optimale, multifonctions avec des compromis entre ces différentes fonctions.

Une toile circulaire doit en effet assurer un certain nombre de tâches :

  • Être assez grande pour intercepter des insectes de passage
  • La proie ne doit pas la repérer et ne peut donc l’éviter
  • Les fils tenseurs et les connexions entre eux doivent absorber l’impact de la proie sans se déchirer
  • La toile doit retenir la proie suffisamment longtemps pour laisser le temps à l’araignée d’arriver et de mordre avec ses chélicères
  • Les fils doivent surmonter les stress de tension et d’impacts mais aussi du vent et absorber les mouvements des supports
  • Les fils doivent fournir un chemin pour la propagation des vibrations et aussi pour l’araignée elle-même pour qu’elle atteigne la proie.

Chacune de ces fonctions fait l’objet de compromis évolutifs. Prenons deux exemples. Construire une toile à spirale très serrée en augmente la stabilité et la rend plus résistante au vent ; le poids de l’araignée la déformera moins et elle va mieux transmettre les vibrations. Par contre, une toile serrée bloque et retient moins bien les proies et sa capacité d’interception serait diminuée. Autre exemple : élaborer une toile avec plus de rayons en améliore les capacités d’arrêt des proies et la stabilité (notamment en cas de vent) ; par contre, la toile plus petite interceptera moins de proies et sera plus facilement perçue par les proies.

De plus, il y a des contraintes biomécaniques liées à la géométrie de la toile et aux propriétés des fils tenseurs. Au total, on perçoit l’extraordinaire complexité des pressions de sélection !

Dans ce contexte, affirmer que les toiles circulaires sont optimales pour la capture de proies semble donc très hasardeux ; il y a de nombreux fils différents dans ses toiles, dédiés à des fonctions différentes : donc des compromis multiples et contradictoires, impossibles à démêler.

Finalement, toutes les toiles sont merveilleuses pour reprendre une terminologie souvent adoptée à propos de la nature. elles sont toutes le fruit d’une longue évolution, garante de l’acquisitions d’adaptations sophistiquées.

Bibliographie

Spider Webs. Behavior, Function and Evolution. W. Eberhard. Ed Chicago University Press. 2020