Cossus cossus

British Entomology J. Curtis ; DP

25/09/2024 Au cours des deux dernières années, à trois reprises, mon chemin a croisé celui d’une très grosse chenille pour le moins singulière, une que l’on n’oublie pas : la chenille du cossus gâte-bois, un gros papillon nocturne. Outre son aspect impressionnant, cette chenille mène un mode de vie original très peu répandu chez ses congénères : creuser des galeries dans le bois des arbres ! Une chronique s’imposait donc sur cette espèce … imposante elle-même et à la biologie originale. Nous allons parcourir le cycle de vie de cette espèce en partant donc de sa chenille que l’on a bien plus de chances de croiser que le papillon adulte très discret !

Chenille avec ses deux mandibules en pinces

Errante

C’est donc le plus souvent en fin d’été qu’avec beaucoup de chance on pourra croiser cette énorme chenille : jusqu’à dix centimètres de long, grosse comme le pouce ! Impossible de la confondre avec aucune autre chenille : pratiquement glabre, très luisante d’aspect, elle aune coloration brun jaune pâle sur les côtés, rougeâtre sombre (couleur « vieux cuir ») sur le dos et jaune clair dessous ; la tête, armée de deux puissantes mandibules en forme de crochet est noire ainsi qu’une partie du dessus du premier segment thoracique avec un motif en forme de masque. On note sur chaque anneau au niveau des flancs les orifices respiratoires (stigmates) cerclés de brun.

C’est vrai qu’elle ressemble plus à un gros ver plus qu’à une chenille : le nom latin Cossus signifie « ver à bois » !

Elle se hâte alors comme mue par une force irrésistible à la manière de la chenille du Bombyx de la ronce surnommée l’Anneau du diable. Il s’agit de chenilles ayant achevé leur cycle (voir ci-dessous) et qui viennent de quitter leur arbre hôte dans lequel elles ont effectué leur très long développement. Elle cherche un site au sol pour passer l’hiver : là, elle se ménage une loge souterraine. Selon les sources, on nous dit soit qu’elle se chrysalide après avoir tissé un cocon et passe donc l’hiver au stade chrysalide, soit qu’elle reste au stade chenille et passe l’hiver ainsi. Dans ce dernier cas, elle peut ressortir d’ailleurs au printemps pour une nouvelle et brève errance avant de trouver un site de nymphose où elle se transforme en chrysalide. Personnellement, parmi mes observations, j’en ai deux effectivement au printemps et deux en automne, ce qui suggère que la seconde proposition serait la bonne ? Ou bien, il y a les deux possibilités selon les individus ou les conditions météorologiques ?

Par ailleurs, nombre de ces chenilles ne quittent pas leur arbre hôte et passent leur dernier hiver dans une de leurs galeries creusées. Arrivées au printemps (ou en automne ??), elles aménagent une loge dans l’extrémité d’une galerie qui débouche par un trou de sortie. Là, elles tissent un gros cocon de six centimètres de long fait de soie mélangée avec des copeaux de bois. La phase chrysalide (nymphose) dure de quatre à six semaines. Le moment de l’éclosion venu, cette chrysalide pourvue vers la tête d’excroissances pointues, rampe vers l’ouverture de la galerie. Le papillon adulte émerge alors de la chrysalide. Il entraîne avec lui une partie de la chrysalide avec lui et celle-ci reste accrochée près de l’orifice de sortie. Cette trace constitue une bonne preuve de présence de l’espèce.

Dr. F. Nemos ; D.P.

Chenille bouc

Cette rencontre en plein air est d’autant plus surprenante quand on sait donc que ladite chenille vient de passer plusieurs années à creuser des galeries dans le bois d’un arbre ! Remontons donc quelques années en arrière afin de suivre l’évolution de ces chenilles.

Les œufs pondus par les femelles papillons (voir ci-dessous) éclosent au printemps, deux semaines après la ponte. Il en sort de petites chenilles rosées claires dont la couleur va progressivement foncer en prenant de l’âge. Profitant de petites blessures de l’écorce, elles pénètrent sous celle-ci et entament le creusement de petites galeries ovales dans l’aubier jusqu’en automne. Les voilà parties pour un long cycle de développement qui s’étale ainsi au minimum sur trois ans, voire jusqu’à cinq. Chaque hiver, la chenille hiberne dans sa galerie où elle peut supporter des températures descendant à – 20°C !

Elle va subir au cours de cette longue période de 11 à 14 mues jusqu’à atteindre sa taille imposante telle que nous l’avons vue ci-dessus.

Avec ses mandibules broyeuses, elle creuse le bois, aubier puis bois de cœur, forant des galeries de plus en plus grosses avec sa taille croissante : la dernière année avant leur éventuelle sortie, les galeries atteignent deux centimètres de diamètre. Du gros œuvre qui peut se confondre assez facilement avec les galeries conséquentes d’une autre larve xylophage : celle du grand Capricorne.

Au fur et à mesure de leur progression, elles évacuent leurs excréments mêlés de soie avec la sciure sous forme d’amas granuleux rougeâtres qui tombent au pied de l’arbre : un bon signe de présence. Il paraît qu’avec un bon odorat on peut détecter leur présence car elles répandent une forte odeur fermentée de vinaigre de bois (produit obtenu par distillation du bois). Cette odeur émanerait de glandes situées près des pièces buccales et vaut à cette espèce le surnom anglais de Goat Moth, le papillon-bouc (en fait plutôt la chenille bouc !).

Par ces galeries creusées dans des tissus encore vivants s’échappe généralement de la sève fermentée qui s’écoule et forme un exsudat, bel exemple de dendromicrohabitat. Ces écoulements attirent de nombreux insectes venant se nourrir de cette manne riche en nutriments. Les naturalistes anglais signalent ainsi l’attraction très forte vis-à-vis des vanesses vulcains : ceux-ci s’enivrent de cette boisson fermentée et se laissent approcher sans s’enfuir ! Mais ces exsudats attirent aussi une mouche Tachinaire (Xylotachina diluta) parasitoïde qui va pondre près des chenilles : les asticots se fixent ensuite sur les chenilles et les dévorent de l’extérieur !

D’autres animaux sont attirés par ces chenilles avantageuses par leur taille : les pics n’hésitent pas à défoncer ces galeries pour accéder aux grosses chenilles ; des ichneumons (Hyménoptères parasitoïdes) peuvent aussi les atteindre en piquant avec leur ovipositeur à travers l’écorce. Il existe aussi au moins un champignon parasite spécialisé sur les chrysalides : Cordyceps militaris.

Xylophage singulière

Par son mode de vie, cette chenille appartient à la communauté des invertébrés saproxyliques (chronique à venir) avec plusieurs originalités cependant qui la démarquent nettement des coléoptères xylophages par exemple.

L’écrasante majorité des chenilles sont herbivores, spécialisées dans la consommation des tissus végétaux. En fait, il n’y a que très peu de lignées de papillons qui ont évolué vers une vie xylophage pour leurs chenilles : la famille des Cossidés avec le Cossus gâte-bois et la Zeuzère du poirier en France et la famille des Sésiidés, des papillons à allure de guêpes dont les chenilles creusent des tiges et du bois. Cette adaptation secondaire depuis un groupe essentiellement herbivore fait d’ailleurs que ces chenilles ne se nourrissent pas du tout de la même manière que les larves de Coléoptères par exemple (Buprestes, Longicornes, …) : elles consomment surtout le contenu cellulaire des cellules ligneuses (cytoplasme) et ne digèrent pas ou très peu les parois cellulaires alors que c’est l’inverse pour les Coléoptères. Ceci explique pourquoi les larves de Cossus (et celles de Sésies) ne s’attaquent qu’à des tissus ligneux encore en bon état et non décomposés : dès le début de la décomposition, les contenus cellulaires sont attaqués par les champignons que ne laissent que des parois cellulaires. Ainsi, s’explique leur choix d’arbres hôtes (voir ci-dessous).

Pour digérer ces cellules et récupérer leur contenu, elles font appel à des microorganismes symbiotiques présents dans leur tube digestif, équipés en enzymes digestives ad hoc : des bactéries (comme Bacillus circulans) et des champignons (Mucor spinosus et Fusarium rubiginosum). Les bactéries transforment la cellulose en glucose et autres dérivés sucrés mais produisent aussi du méthane, des acides gras et de l’acide lactique. Grâce à cet apport enzymatique, la chenille récupère ainsi des petites molécules sucrées et de petits peptides et pectines nutritives. Malgré ce renfort, ce substrat reste assez peu nutritif ce qui explique la longue durée du développement larvaire. Le bois sain ne renferme jamais ces microorganismes intestinaux (que l’on retrouve dans les excréments) ce qui montre bien la spécificité de cette symbiose digestive.

Hôtes

La chenille du cossus gâte-bois se montre très éclectique dans ses choix d’arbres avec un gamme potentielle d’essences très étendue : arbres fruitiers de la famille des Rosacées (pommiers, poiriers, cerisiers, pruniers, …) ; bouleaux, aulnes et charmes (Bétulacées) ; saules et peupliers (Salicacées) ; chênes, châtaigniers et hêtres (Fagacées); frênes et oliviers (Oléacées) ; tilleuls (Malvacées) ; ormes (Ulmacées) ; érables et marronniers (Sapindacées) ; … J’ai même trouvé une publication surprenante signalant des attaques massives de plantations … d’artichauts en Sicile !

Nous avons vu qu’il fallait aux très jeunes chenilles des portes d’entrée : aussi, le plus souvent, les arbres hôtes visés sont malades, dépérissant, affaiblis ou blessés. Les blessures sont particulièrement répandues sur les arbres cultivés : les cerisiers récoltés mécaniquement avec des lésions occasionnées lors du secouage ; les peupliers mal taillés ou blessés lors des travaux d’entretien du sol ; les châtaigniers affaiblis par le chancre (Cryphonectria parasitica) ; …

Les arbres fruitiers sont les plus sensibles avec un dessèchement brutal des arbres atteints, d’autant que souvent plusieurs chenilles investissent le même arbre (voir la ponte). Les chenilles peuvent creuser très profondément dans les troncs, surtout vers la base, mais aussi tourner en rond au niveau de tiges moins grosses qui se retrouvent ceinturées : elles deviennent alors très sensibles aux coups de vent qui les cassent net et révèlent la galerie circulaire. En dehors de ces exemples de plantations artificielles, l’impact de cette espèce dans les milieux forestiers reste très limitée.

Gros papillon

Il est temps maintenant d’en venir à la phase adulte du cycle : le papillon. Le Cossus appartient au vaste groupe informel des « papillons de nuit ». Effectivement, les adultes volent au crépuscule et de nuit de la fin juin à la mi-août.

Il s’agit d’une grosse espèce avec un corps velu et massif long de 3 à 3,5cm marqué par un abdomen volumineux (surtout les femelles) et une envergure de 6 à 7,5cm, les femelles étant sensiblement plus grandes que les mâles. Au stade adulte, cette espèce est tout autant inconfondable qu’au stade chenille. Les ailes antérieures sont brun pâle à foncées (variations avec plusieurs formes colorées) marquées de brun rouille, marbrées de blanchâtre et de dessins réticulés noirs. Ces dessins et motifs colorés graphiques lui confèrent au repos (ailes repliées) une forte homochromie avec les écorces d’arbres sur lesquels il se repose.

Ces gros papillons ont une trompe atrophiée et ne se nourrissent pas ; de ce fait, leur durée de vie se limite au maximum à deux semaines. Leur urgence est la reproduction et pour ce faire, comme nombre d’autres papillons, ils disposent d’une arme chimique : les phéromones sexuelles émises par la femelle permettent aux mâles de les localiser à grande distance grâce à leurs antennes plumeuses qui captent les molécules odoriférantes. D’ailleurs, cette phéromone (que l’on sait synthétiser) est très utilisée dans des pièges attractifs disposés notamment dans les vergers.

Aussitôt accouplées, les femelles ne tardent pas à pondre : elles ont un puissant ovipositeur (organe de ponte) rétractable avec lequel elles insèrent les minuscules œufs rouges par petits paquets sur l’écorce des arbres hôtes, généralement dans la partie basse. Souvent, elles choisissent des arbres déjà occupés par des chenilles des générations précédentes ce qui conduit à une surinfestation. Au total, chaque femelle pond environ cinq cents œufs : cette fécondité importante suggère qu’il doit y avoir beaucoup d’échecs après l’éclosion. Deux semaines plus tard, les jeunes chenilles éclosent et cherchent donc à s’insinuer sous l’écorce (voir ci-dessus).

Conservation

Si vous menez une recherche sur internet à propos de ce papillon, vous allez constater que la majorité des sites ne parlent que de destruction, éradication, … Cette approche strictement « utilitaire » et anthropocentrée écarte complètement l’idée que cette espèce a sa place dans la nature et « n’existe pas rien que pour embêter les Humains » ! En tant que membre de la communauté saproxylophage, le Cossus participe à la transformation du bois et à la création de parties mortes qui seront exploitées par d’autres espèces.

Le Cossus gâte-bois, en dehors des cultures d’arbres (vergers, peupleraies) habite des boisements un peu humides dont les forêts alluviales, les clairières des pâtures boisées, les taillis, … ; il ne craint pas les parcs et jardins pour peu qu’on l’accepte et qu’on ne lui fasse pas la guerre permanente. Il recherche souvent de vieux arbres vétérans en bocage à l’instar du grand capricorne.

Si cette espèce reste encore assez commune en France presque partout, elle tend à se raréfier près des agglomérations où la surveillance des arbres d’ornements l’élimine rapidement. L’espèce subit aussi les effets négatifs des pesticides, de la circulation routière (mâles en vol de recherche des femelles la nuit à et des éclairages publics.

En Grande-Bretagne, l’espèce connait un déclin substantiel depuis les années 1960. Voici quelques préconisations visant à favoriser l’espèce :

  • Intervenir de manière minimale : conserver les vieux arbres même ceux en dépérissement et avec des branches mortes surtout ceux en situation éclairée ou dans des bois humides ; garder les arbres porteurs de blessures aux troncs ou sur l’écorce
  • Gestion forestière sélective : conserver toutes les classes d’âges et tout particulièrement les arbres ayant le potentiel de devenir des vétérans
  • Conserver l’eau du sol : obturer les drainages
  • Création de boisements sur des zones de faible intérêt écologique par régénération naturelle ou reforestation passive.

Cossidés

Cette famille renferme près de 700 espèces dans le monde, la plupart de grande taille (jusqu’à 25cm d’envergure) ; la majorité sont dans des tons gris et ont des chenilles xylophages.

Cossidés (sauf le 1 Hépiale ; autre famille) ; 3 Stygia australis ; G. Cuvier ; Rvalette C.C. 3.0

En France, la famille est représentée par sept espèces réparties dans deux sous familles : les Cossinées (5 espèces) et les Zeuzérinées (2 espèces).

Il existe une autre espèce très proche du cossus gâte-bois, le Cossus du peuplier ou Tarière (Acossus terebra) dont la chenille creuse les troncs des peupliers dont les trembles. Il n’est connu que des Alpes et du Jura. La coloration du papillon est plus sobre et les motifs plus marqués.

La sous-famille des Zeuzérinées est représentée par deux espèces : la zeuzère du roseau, brun clair, dont la chenille creuse les tiges des phragmites ; la zeuzère du marronnier ou du poirier (ou coquette) est toute blanche tachetée de noir sur les ailes et sur le corps. Ses chenilles jaune vif tachetées de noir creusent les troncs et branches de divers arbres dont des arbres fruitiers ; elle peut même s’installer dans les rameaux de gui. Ce nom étrange de Zeuzère a une origine obscure non explicitée !

Bibliographie

Les insectes et la forêt. 2ème édition. R. Dajoz. Ed. Lavoisier Tec et Doc. 2007

Biodiversity in dead wood. Jogeir N. Stokland et al. Cambridge University Press. 2012

Quel est donc ce papillon ? H. Bellmann. Ed Nathan. 2006