16/02/2024 Le déclin catastrophique des insectes volants (voir la chronique Crash en plein vol) touche encore plus certains groupes d’insectes tels que les Bourdons, tout particulièrement dans les paysages agricoles qui occupent désormais près de la moitié de la surface du pays. Les causes en sont multiples : outre la forte régression des fleurs sauvages sources de nectar et pollen, les bourdons se trouvent confrontés aussi à la raréfaction des sites potentiels de nidification. En effet, ces Hyménoptères ont des exigences précises en la matière : les reines passent beaucoup de temps au printemps, après leur émergence, à chercher un emplacement convenable pour installer une nouvelle colonie annuelle (voir la chronique). De même, les jeunes reines nées en fin de saison recherchent des abris fiables pour passer l’hiver (chronique acte 2).

Parmi les mesures de conservation mises en œuvre pour contrer ce déclin massif, on cherche donc à leur procurer plus de sites de nid potentiels. La meilleure solution consiste à favoriser le maintien d’éléments semi-naturels autour des cultures (haies, talus, murets de pierre, bandes herbeuses, prairies) qui offrent ressources florales et/ou sites de nid. La pose de nichoirs artificiels (chronique) a été développée mais s’avère très peu efficace. Une équipe de chercheurs suédois vient de mettre en évidence l’importance d’un élément artificiel inattendu pouvant servir de sites de nid : les bottes de paille abandonnées au bord des champs !

Bottes abandonnées en bordure d’un champ : un site idéal pour la nidification des bourdons ?

Avertissement : les photos qui illustrent cette chronique ne concernent pas des bottes placées intentionnellement pour attirer les bourdons ; il s’agit d’exemples de bottes abandonnées qui pourraient très bien convenir à leur usage comme nichoirs.

Les fleurs, oui mais pas que …

Les bourdons membres d’une colonie installée en un lieu donné tendent à chercher la nourriture dans un rayon assez limité, sans commune mesure avec les kilomètres que peuvent parcourir les abeilles domestiques par exemple. Ce rayon de prospection des ressources florales varie selon les espèces : environ 300m pour le bourdon des jardins et celui des champs ; 500m pour les bourdons des pierres et des friches. Ils conservent néanmoins la capacité de se déplacer aussi sur de plus grandes distances mais contraints et forcés et au prix de dépenses énergétiques nettement supérieures.

Ce rayon d’action optimal relativement faible impose de facto que le secteur dispose de ressources florales suffisantes et qui se renouvellent en cours de saison. Dans les paysages agricoles, les bourdons disposent certes de certaines cultures favorables comme les champs de trèfles ou de tournesols ; mais ces ressources sont très discontinues dans le temps et imprévisibles dans l’espace. La base de leur alimentation et de leur capacité de ravitaillement des colonies repose donc avant tout sur les éléments semi-naturels dispersés dans ces paysages : bords de champs, bandes fleuries, pâtures, accotements, haies, fossés, … eux seuls offrent des floraisons du printemps à la fin de l’été et des habitats acceptables pour nicher et hiberner.

Dans un contexte d’agriculture intensive, ces éléments semi-naturels deviennent très espacés, de qualité très dégradée et souvent uniformes. Alors, si les bourdons n’ont qu’un choix limité pour les sites de nid, ils vont devoir parcourir de grandes distances entre ces sites et les ressources florales … s’ils en trouvent ! donc, de longs temps de parcours et des dépenses énergétiques augmentées qui altèrent profondément les chances de succès des colonies au développement souvent compliqué.

Jusqu’ici, les mesures agroenvironnementales mettaient l’accent sur l’offre de ressources florales (jachères fleuries, bandes fleuries, bordures de champs, plantations de haies, …) ; mais, pour les bourdons, la disponibilité en sites de nid favorables s’avère tout aussi déterminante !

Sites de nid

Le site choisi par une reine pour fonder sa colonie doit par ailleurs fournir un abri efficace contre les intempéries et être sûr vis-à-vis des nombreux prédateurs. Dans les paysages agricoles, les sites types sont les bordures de champs non cultivées, les jardins, les pieds de haies et les murettes de pierre.

Là encore, ce choix varie selon les préférences des espèces. Certaines sont généralistes à cet égard et peuvent même adopter des constructions humaines. La majorité des espèces, néanmoins, préfèrent nicher sous le sol dans des nids abandonnés de petits mammifères ou diverses cavités souterraines. Enfin, quelques espèces installent leur nid en surface dans une végétation herbacée touffue, dans la litière de feuilles mortes, dans des cavités au ras du sol comme sous des tas de bois ou des pierres jusque dans les nichoirs à oiseaux en hauteur.

Or, nombre de ces éléments semi-naturels ont disparu ou fortement baissé en abondance et en qualité (voir les haies ou les murettes de pierre) suite à l’agrandissement des parcelles et la destruction de tous les linéaires qui servaient autrefois de séparations. Autrement dit, non seulement les ressources florales s’effondrent, mais la disponibilité en sites de nid suit le même chemin.

Cette raréfaction des sites de nid pourrait exacerber la compétition entre espèces : ainsi, celles à émergence tardive (fin de printemps) se retrouvent encore plus défavorisées par rapport à celles à émergence précoce qui monopolisent les sites favorables.

La pose de nichoirs artificiels dédiés aux bourdons (voir la chronique) ne semble pas du tout faire ses preuves et avoir une efficacité très limitée.

Dans ce contexte, la « découverte » des bottes de paille comme nichoirs volontiers adoptés par les bourdons prend une importance cruciale car elle permettrait de limiter la « crise des sites de nid » en attendant que l’on se mette urgemment à reconstituer tout le maillage d’éléments semi-naturels, à revenir à des tailles de parcelles plus limitées, à diversifier les cultures, à cesser l’usage des pesticides, …

Savoir paysan

Jusqu’à cette étude, on ne disposait d’aucune donné scientifique avérant l’utilisation des bottes de paille comme sites de nids par les bourdons. Une étude avait été initiée aux USA avec la pose de 18 bottes le long de deux champs cultivés et suivies sur deux ans : au final, aucune observation de bourdons occupant ces sites artificiels !

C’est une « rumeur » en fait qui a déclenché cette étude : dans le sud de la Suède, dans des régions avec des paysages d’agriculture intensive, les agriculteurs locaux laissaient volontairement des bottes de paille près des champs où ils cultivaient du trèfle rouge fourrager pour la production de graines. Ils disaient que cela favorisait l’implantation de colonies de bourdons et que la pollinisation de leur culture (et donc la production de graines) s’en trouvait nettement améliorée. Cette pratique fondée donc sur de simples observations de visu avait pris tellement d’ampleur qu’elle devint en 2016 une mesure préconisée dans les plans agroenvironnementaux en Suède ! Les agriculteurs souscrivaient volontiers à cette proposition dans la mesure où ils produisent eux-mêmes de la paille, parfois en excès ou abimée par la météo, et que c’est donc très simple et peu onéreux à mettre en place.

Mais aucune étude scientifique n’avait évalué la validité de cette pratique et son efficacité réelle. Il paraît que nombre de nouvelles mesures ainsi mises en place par divers états européens le sont sur la base des dires des agriculteurs ou des chasseurs ? Bon, cette fois, le flair paysan avait « vu » juste comme vont le confirmer les chercheurs via leur étude menée en 2018.

Protocole

Les chercheurs suédois ont donc installé des bottes dans des paysages agricoles ou suivi des bottes déjà en place (abandonnées). 1255 bottes et 10 tas de bottes répartis sur 58 fermes dans deux régions du sud de la Suède partageant un contexte d’agriculture intensive sous un climat tempéré continental. En parallèle, ils ont aussi cherché les bourdons sur des sites sans bottes situés à plus de 500m du site étudié. En juin-juillet, des visites d’une heure, par temps non pluvieux et avec un vent modéré, ont été consacrées à chaque site en circulant autour de la ou des bottes pour repérer les allées et venues de bourdons : les chercheurs ont considéré qu’une entrée d’un bourdon équivalent à un nid potentiel, sachant que les bourdons aménagent souvent plusieurs accès pour un même nid.

Pour chaque site, ils ont répertorié les types de bottes (forme, taille, densité), leur disposition (seule, par deux l’une contre l’autre ou en rangées serrées ou au contraire très espacées), la nature du matériau (paille de céréales, foin de prairie, restes de pois, …), la présence ou pas de ficelles ou filets d’emballage, la consistance de la botte (paille qui se détache en surface, paille pourrissante, végétation en développement, …).

Pour chaque nid localisé, 30 minutes supplémentaires ont été consacrées à évaluer le trafic des allées et venues qui reflète la vitalité de la colonie.

Haute valeur ajoutée !

Sur les 58 fermes ayant servi de terrains d’expérimentation, 36 nids avérés plus 9 potentiels) ont été repérés. 41% des fermes hébergeaient, sous des bottes ou des piles de bottes, d’un à cinq nids. Parallèlement, aucun nid n’a été trouvé dans les zones témoins dépourvues de paille (voir protocole), ce qui met clairement en évidence le potentiel de l’utilisation de la paille pour augmenter le nombre de nids de bourdons.

Ce résultat suggère donc que les bottes de paille représentent bien des sites de nid utilisables ; leur installation permettrait donc d’augmenter la disponibilité en sites de nids dans les paysages agricoles appauvris en tels sites. De plus, cette méthode a été très bien acceptée par les fermiers participant d’autant que, comme précisé ci-dessus, cette attractivité des bottes leur était plus ou moins familière. Son coût de mise en place reste minime et ne requiert aucune compétence technique à part quelques détails techniques (voir le paragraphe suivant).

Huit espèces de bourdons ont été recensées : sept espèces sociales dont une inscrite régionalement sur la Liste rouge des espèces menacées (B. des mousses) et une espèce de Bourdon-coucou. Ceci correspond à la moitié des espèces communes dans les paysages agricoles régionaux. Certes, la majorité sont des espèces communes mais ce terme a de moins en moins de sens dans le contexte d’effondrement généralisé des populations de ces insectes. On y trouve aussi bien des espèces à langue courte que longue qui occupent des niches de pollinisation différentes. Donc, l’ajout de bottes de paille pourrait devenir un outil d’amélioration de la pollinisation des cultures dépendantes car les bourdons à langue longue sont essentiels pour polliniser les fleurs à corolle tubulaire profonde comme le trèfle.

Parmi les espèces figurent des espèces précoces (B. terrestre) aussi bien que tardives (B. souterrain) : vu la taille des bottes, le nombre potentiel de sites reste élevé et écarte le souci de la compétition éventuelle (voir ci-dessus). Encore plus intéressant : les bottes sont adoptées aussi bien par des espèces nichant sous terre (B. des pierres, B. souterrain, B. terrestre) que des espèces de surface (voir ci-dessus) (B. des pierres, B. grisé) ou même celles nichant en hauteur dans des troncs creux ou des nichoirs à oiseaux (B. des arbres).

Bottes nichoirs

On a évidemment envie d’en savoir plus sur comment les bourdons utilisent les bottes de paille comme sites de nid : ces informations serviront de guide mode d’emploi de ces « nouveaux » nichoirs.

Voyons d’abord les types de bottes utilisées. Les nids sont rares dans les bottes intactes encore très serrées versus 3 à 4 fois plus nombreux dans les bottes lâches (ficelles ou filets enlevés) ou semi-décomposées (bottes abandonnées depuis plusieurs années et en pourrissement). Les 5 nids ont été trouvés dans des bottes intactes se situaient tous dans l’espace étroit entre deux bottes serrées l’une contre l’autre et pas dans une botte elle-même. 20% des nids étaient dans des tas de bottes : ceci suggère l’importance de l’effet de groupe qui offre sans doute plus de protection et de microhabitats propices (intervalles entre bottes). Les bottes rondes sont les plus occupées (69%) suivies des rectangulaires (21%).

Les trous d’entrée sont majoritairement dans la paille ; un cinquième sont soit dans le sol sous les bottes, soit dans l’espace entre deux bottes. Ces nids sont très bien camouflés surtout avec la paille lâche ou semi-décomposée très propice.  Or, dans les suivis de nichoirs « classiques » à bourdons (voir la chronique), on avait suggéré que leur taux d’occupation très bas (seulement 3% en GB) venait de la trop grande visibilité des trous d’entrée aménagés ; on a même vu dans ce contexte des bourdons apporter des matériaux pour masquer l’entrée. Ici, l’entrée est naturellement camouflée !

Par ailleurs, dans les nichoirs classiques, après l’adoption, les bourdons passent du temps à les remplir de matériaux (mousses, herbes fines, …). Ici, la paille sert directement de matériau et pas besoin d’aller la récolter ce qui peut constituer un gain d’énergie et de temps décisif pour ces colonies au développement long et complexe.

Préconisations et avantages

Au vu des résultats et observations, les chercheurs suédois avancent un certain nombre de conseils mode d’emploi :

  • Installer des bottes de manière durable : ne pas les déplacer d’une année à l’autre pour, par exemple, suivre une culture « à bourdons » comme les champs de trèfle
  • Les laisser dans le moyen terme : la décomposition n’est pas un obstacle, au contraire
  • Les serrer les unes contre les autres plutôt que de les écarter
  • Les placer en bordure de champ
  • Enlever filets et ficelles (en plus souvent plastiques : à récupérer !) et desserrer un peu le foin ou la paille en surface.

Ils soulignent par ailleurs divers avantages du point de vue des agriculteurs :

  • La paille est peu onéreuse surtout si elle produite sur la ferme
  • Occupation de terres marginales sans diminuer la surface agricole
  • Plus besoin de louer des ruches pour assurer la pollinisation de cultures entomophiles (trèfle, féverole, …)
  • Recrutement d’une diversité d’espèces dont des espèces à longue trompe très bonnes pollinisatrices ; bien plus efficaces que les seuls bourdons terrestres proposés en ruchettes commerciales.

Du point de vue naturaliste, si vous croisez de telles bottes abandonnées, n’hésitez pas à les suivre à la belle saison afin de voir si elles sont occupées ; d’après les témoignages des chercheurs, il faut rester un bon moment par temps favorable et tourner doucement autour pour voir des allées et venues. Ce sera aussi l’occasion de vérifier si, par hasard, d’autres espèces d’insectes ou de vertébrés n’exploitent pas aussi ces bottes.

Il ne resterait ici qu’à enlever les filets et, si c’est possible, en déplacer certaines pour refaire un autre tas

Finalement, si ces bottes peuvent être considérées comme une aubaine, il ne faut pas non plus en faire une solution miracle : il faut par ailleurs que les bourdons disposent de ressources florales variées et étalées sur toute une saison. La seule vraie solution durable et bénéfique pour toute la biodiversité c’est de maintenir un fort maillage d’éléments semi-naturels (au moins 10% de la surface globale) et d’abandonner les pratiques directement nocives comme l’usage de pesticides.

Bibliographie

Simple and farmer-friendly bumblebee conservation: Straw bales as nest sites in agricultural landscapes

Sandra A.M. Lindstroma, Maj Rundlof, Lina Herbertsson. Basic and Applied Ecology 63 (2022) 196-205