Prunus mahaleb

08/08/2024 Quand j’ai planté la première haie sur mon terrain il y a plus de trente ans, j’ai introduit un jeune pied de Cerisier de Sainte-Lucie, un arbre/arbuste méconnu bien représenté dans les bois et friches des environs. Il a grandi à toute vitesse et a rapidement fructifié chaque année. C’est ainsi qu’ont débarqué çà et là sur mon terrain, transportés par les oiseaux, de jeunes cerisiers sauvages … que j’ai laissé grandir à leur tour. J’ai désormais quatre très grands cerisiers qui m’offrent leur magnifique floraison mellifère chaque printemps. Plus de nouveaux rejetons que je m’empresse de conserver !

Un de mes grands cerisiers de SL

Le changement climatique s’accentuant entre temps, j’ai découvert qu’il résistait très bien aux canicules et à la sécheresse et constituait une essence idéale pour les plantations de haies champêtres. Je vais donc consacrer deux chroniques à cet arbre remarquable et adorable : la première, ici, sur sa biologie générale et ses interactions avec le vivant (multi-services pour la biodiversité) ; la seconde à venir entièrement consacrée à la dispersion des graines par les oiseaux (ce qui s’est passé chez moi) avec des études scientifiques très approfondies sur les modalités de cette dispersion. 

Prunus mahaleb

Dans le nom scientifique, l’épithète mahaleb vient d’un mot arabe (mahlab) transféré sur cette essence au 16ème siècle : il désigne une épice extraite des noyaux des cerises de cet arbre, au goût d’amandes amères.

Le genre Prunus regroupe plus de 300 espèces d’arbres et arbustes dans le Monde qui, du point de vue populaire, relèvent de noms de genres différents : les cerisiers, dont le merisier (P. avium) ou le cerisier aigre (P. cerasus) ; les pruniers dont le prunellier (P. spinosa) ou le prunier domestique ; l’amandier (P. dulcis) ; le pêcher (P. persica) ; l’abricotier (P. armeniaca) ; le laurier-cerise (P. laurocerasus) ; le marmottier des Alpes (P. brigantina) ; … Autrement dit, d’un point de vue botanique et donc des apparentements, tous ces « genres » populaires ne font qu’un. Ceci explique que l’on nomme parfois le cerisier de Sainte-Lucie … prunier de Ste-Lucie ! De même, on voit par exemple le marmottier nommé abricotier des Alpes ou prunier de Briançon ! C’est comme pensées et violettes qui relèvent du même genre Viola.

Sainte-Lucie désigne un ancien monastère franciscain (l’ordre des Frères Mineurs) situé dans la Meuse : les moines exploitaient le bois de cet arbre très prisé (voir ci-dessous) pour tourner de petits objets.

Il a reçu aussi une foule de noms populaires locaux qui témoignent du grand intérêt qu’il a suscité chez les Anciens ; l’un d’entre eux, aramel, a été retenu pour nommer un papillon de jour dont le cerisier de Ste-Lucie est une des plantes hôtes occasionnelle de ses chenilles : le thécla de l’aramel (Satyrium acaciae).

Thécla de l’aramel

Vrai faux-merisier

Son surnom de faux-merisier fait allusion surtout à son écorce et son bois. En effet, la jeune écorce, d’abord lisse, ressemble un peu à celle du merisier avec des bandes plus claires ; en vieillissant, elle se crevasse en long. Contrairement au merisier, on ne trouve pas (à ma connaissance), d’amas de gomme brun caramel souvent présents sur le tronc de ce dernier. Son bois interne est rose foncé à acajou ou brun rougeâtre et se rapproche effectivement de celui du merisier. Il répand une forte odeur liée à la présence de coumarine, une molécule aromatique à odeur de foin coupé.

Sa couleur rare jointe à sa grande dureté et densité en font un bois très apprécié en marqueterie et tournage d’autant qu’il prend un beau poli. On l’a utilisé pour la fabrication de fourneaux de pipes (qualifiées, à tort donc, de pipes « en merisier » !), des manches de parapluie ou des cannes. Pour ces dernières, en Alsace, on prélevait des pousses de trois ans, bien droites. Le bois dense a aussi servi à chauffer les fours des boulangers.

Le Cerisier de Sainte-Lucie peut être un arbuste ou un arbre selon les stations où il pousse ; le plus souvent, il adopte un port buissonnant, ramifié dès la base et donc avec plusieurs tiges. Il peut même dans les sites rocheux très exposés se comporter en arbrisseau très bas ; il est d’ailleurs parfois utilisé pour former des bonsaïs. Mais quand il pousse isolément (comme dans mon jardin !) dans des conditions très favorables, il devient un arbre pouvant atteindre douze mètres de hauteur. Il conserve néanmoins un tronc relativement tortueux et une canopée très déployée en tous sens. Ses jeunes rameaux très rigides et bien dressés, d’un brun gris, sont finement pubescents et un peu odorants comme le bois.

Cerisier particulier

Le cerisier de Sainte-Lucie se différencie facilement de ses congénères par son feuillage bien à part. Ses feuilles un peu coriaces (épaisses), finement dentelées, nettement pétiolées, se distinguent par leur forme presque arrondie, légèrement en cœur à la base (ou arrondie) et brusquement terminées (acuminées) au sommet en pointe courte émoussée. Elles tendent souvent à ne pas être bien étalées à plat mais un peu repliées au niveau de la nervure principale. D’un vert brillant dessus, elles sont plus claires dessous. Chacune des dents du pourtour porte une mini-callosité glanduleuse translucide. Deux autres glandes marquent la base du limbe au contact avec le pétiole : des nectaires extra-floraux que l’on retrouve chez divers autres Prunus dont le merisier ; ils attirent des fourmis qui viennent les lécher. Sans poils dessus, les feuilles portent une pilosité brunâtre marquée le long de la nervure principale dessous.

Ces feuilles jaunissent en automne avant de tomber (décidu) mais, souvent, à l’occasion d’épisodes secs ou caniculaires en plein été, ce virage coloré peut avoir lieu et la perte précoce du feuillage reste un moyen de résister à la sécheresse.

Ses bourgeons se remarquent à peine tant ils sont petits, pointus et brun clair, un peu écartés du rameau.

Comme le merisier ou le cerisier aigre, le cerisier de Sainte-Lucie développe une intense multiplication végétative : il drageonne depuis des racines et rejette facilement de souche. Ainsi, sur les talus des routes dans des secteurs rocheux, des individus régulièrement broyés lors d’opérations d’entretien persistent en développant une souche étalée et en rejetant obstinément à chaque fois. On peut d’ailleurs trogner facilement les individus de taille moyenne : ils produisent une couronne de longs rejets vigoureux qui prend le relais de la tête décapitée.

Cerisier odorant

La floraison de ce cerisier est spectaculaire, non par la taille des fleurs plutôt petites mais en nombre incroyable et très parfumées d’où son surnom de cerisier odorant ou perfumed cherry en anglais. On le détecte alors de loin même sans avoir un odorat très fin ! La floraison interpelle d’autant qu’elle a lieu alors que le feuillage commence à peine à pointer : l’arbre apparaît de fait tout blanc ! La féérie est cependant de courte durée car la floraison est massive et ne dure qu’une semaine environ entre fin-avril et mi-mai en général.

Les fleurs sont en groupes lâches de 5 à 10, sur un pédoncule dressé : elles se retrouvent peu ou prou au même niveau mais sont portées sur des pédoncules de longueur inégale : on parle donc de corymbes. Ce mot vient du latin corymbus qui désignait le « sommet, extrémité supérieure d’une chose » ou le « sommet d’une coiffure de femme relevée en touffe » ou encore, donc, une « grappe de fruits ou de fleurs formant pyramide ». Rien à voir avec les bouquets en forme d’ombelle des merisiers.

Chaque fleur compte 5 pétales petits et arrondis, d’un beau blanc pur, qui dépassent les sépales verts, deux cercles d’étamines à anthères rose orangé, et, au centre, le style avec un stigmate jaunâtre.

Cette floraison ne manque pas d’attirer une foule de visiteurs : pas moins de 41 espèces recensées lors d’une étude en Espagne. Les Diptères arrivent en tête (42%) avec des taons et des mouches vertes et bleues (Calliphoridés) ; puis viennent des petites abeilles solitaires (30%) dont une majorité d’andrènes.

Les fruits issus de la fécondation des fleurs ne seront donc pas évoqués ici puisque la seconde chronique leur est exclusivement dédiée : juste une photo pour se faire une idée !

Bigenré

La sexualité du cerisier de Sainte-Lucie est assez complexe. Sur des populations étudiées en Espagne, on a repéré deux genres sexués selon les individus : des individus produisant des fleurs toutes hermaphrodites avec des organes sexuels mâles (étamines) et femelle (pistil) fonctionnels ; des individus à fleurs mâles stériles avec des étamines très peu développées ne produisant pas de pollen. Du coup, on qualifie les premières de mâles fertiles par opposition ; les deux types ayant un pistil fonctionnel peuvent donc produire des fruits … si les fleurs sont fécondées par du pollen. Dans la population étudiée en Espagne, on a trouvé 43% d’arbres mâles stériles et 57% de mâles fertiles. 

Le suivi individuel de ces deux types d’arbres sur deux années consécutives contrastées du point de vue météorologique révèle de subtiles différences dans le succès reproductif. Les arbres mâles stériles produisent en moyenne 1,45 fois plus de fruits que les mâles fertiles alors qu’ils sont a priori désavantagés car ils doivent absolument recevoir du pollen d’un autre arbre (mâle fertile) à proximité. Inversement, les mâles fertiles sont désavantagés par le fait qu’une partie des fleurs sont fécondés par leur propre pollen (autopollinisation) ou celui de fleurs voisines (géitonogamie) : de ce fait, la fécondation n’aboutit souvent pas ou donne des fruits non viables.

Les mâles stériles produisent des fruits avec des noyaux (la graine) plus gros car ils peuvent allouer plus de ressources au développement des ovules, n’ayant pas à produire de pollen. Probablement que les descendants issus de la germination de tels fruits ont une meilleure chance de survie au stade plantule et une croissance initiale plus forte (plus de réserves).

Les différences se retrouvent au niveau de la pollinisation. Les mâles fertiles secrètent plus de nectar et il est plus concentré en sucres : leurs fleurs ont donc un pouvoir attractif plus fort. Ils reçoivent les visites à part égale de diptères (voir ci-dessus) et d’abeilles alors que les mâles stériles sont surtout visités par les diptères (77% contre 23% pour les abeilles). Au final, du fait de ces disparités un peu contradictoires, les mâles stériles ont plus de visites quand même (47 insectes par comptage) que les mâles fertiles (32) !

On voit donc se mettre en place des relations très complexes selon les genres sexuels où ne se dégage guère de tendance évolutive forte ce qui expliquerait le maintien assez équilibré de ces deux types : aucun des deux ne l’emporte vraiment. Ils se complètent notamment selon les années favorables à la floraison ou pas (moment limité soumis aux aléas climatiques du printemps).

Arbre chameau

En France, cette essence se trouve pratiquement dans toute la partie continentale, jusqu’à 1700m d’altitude, mais à condition d’être sur des substrats calcaires ou carbonatés (argiles, marnes) ou des substrats volcaniques riches en minéraux calciques. Il manque donc ou est très localisé dans les régions siliceuses comme les grands massifs granitiques ou les zones sableuses littorales. Dans le Massif Central, il pénètre à l’intérieur à la faveur soit d’affleurements volcaniques (voir ci-dessus) soit de séries métamorphiques incluant d’anciennes roches sédimentaires calcaires profondément transformées. Localement, il semble bien avoir été introduit anciennement sans doute depuis des châteaux ou des monastères installés sur des secteurs rocheux dominant des vallées.

En Europe, il atteint sa limite nord en Suisse dans la moitié sud du pays avec de belles populations dans le Valais au climat méridional abrité ; plus au nord, il ne subsiste qu’en petits groupes de quelques dizaines d’individus, très dispersés dans les paysages.

Seconde exigence majeure : il ne supporte pas les pieds dans l’eau ni l’ombre concurrentielle d’arbres plus grands que lui. Il recherche donc des sites très secs, relativement ouverts lui offrant ainsi une luminosité maximale. Ces exigences écologiques le rapprochent d’une autre essence le chêne pubescent qu’il côtoie le plus souvent. On le trouve dans des boisements de type chênaie pubescente relativement clairsemés, plutôt sur les lisières ou dans les clairières, souvent en taches disjointes de quelques individus. Il fréquente aussi les haies sèches.

Il est capable via son appareil souterrain très développé d’aller chercher l’eau en profondeur, et ses feuilles semi-coriaces, de petite taille (moindre évapotranspiration) : de ce fait, il réussit à coloniser des sites rocheux ou pierreux très pentus et très exposés : pierriers, falaises, éboulis, … jusque sur les vires rocheuses. En cela, on pourrait effectivement classer le cerisier de Sainte-Lucie parmi les « arbres ou arbustes chameaux » comme la sauge de Jérusalem. Il se montre d’une résilience remarquable avec, en réserve, la capacité de repartir de sa souche en cas d’accident (éboulement, canicule extrême).

Tout ceci en fait un arbre idéal pour des plantations de haies bocagères sur des terrains calcaires secs dans le contexte du changement climatique en cours. Curieusement, on le trouve assez peu dans les listes types d’arbres indigènes à privilégier pour ces plantations ! Un arbre à réhabiliter donc et facile à multiplier par semis de plus !

Havre de biodiversité

Nous avons déjà évoqué l’attrait du cerisier de Sainte-Lucie vis-à-vis des insectes pollinisateurs même s’il offre une ressource limitée dans le temps mais massive et généreuse ! Par ailleurs, la fructification massive qui suit (les bonnes années de floraison) attire quant à elle une horde de vertébrés frugivores dont essentiellement des oiseaux passereaux pour lesquels, par contre, il est une source de nourriture majeure et qui dure dans le temps. Comme indiqué ci-dessus ce volet sera évoqué dans la seconde chronique.

Il reste les nombreuses espèces d’invertébrés et de parasites dont des champignons ou apparentés qui se nourrissent de son feuillage, de ses fleurs, de ses tiges. Sur le site Plant parasites of Europe qui recense herbivores, mineuses, galles et parasites de tous les végétaux sauvages, la liste pour le cerisier de Sainte-Lucie compte au moins 72 espèces ! Un havre potentiel de biodiversité qui renforce l’intérêt écologique de cette essence en plantation dans les haies et les jardins.

Parmi les innombrables groupes d’insectes concernés, il y a les pucerons, grands amateurs des Prunus en général. Une espèce retient l’attention car elle est spécifique de ce cerisier et très répandue, au moins certaines années comme en 2024 où j’ai pu observer les galles induites par ce puceron sur presque tous les arbres croisés : des feuilles fortement tachées de blanc, épaissies, enroulées vers l’arrière en tube et portant dessous (au printemps) des petits pucerons jaune verdâtre à noir de 2mm. Il a pour nom Roepkea marchali. Ils attirent des colonnes de fourmis par leur miellat.  En fin de printemps, la génération de pucerons ailés quitte les Sainte-Lucie et va s’installer sur une seconde plante hôte radicalement différente : sur les calices des fleurs d’une Labiée (Galéopsis, Épiaire ou Phlomis).

Sinon, parmi ses hôtes occasionnels à réguliers figurent diverses chenilles de papillons de jour et de nuit. Il peut héberger deux espèces iconiques, devenues rares : le Grand paon de nuit et le Flambé. Plus haut, nous avons déjà cité le Thécla de l’aramel. 

Parmi les diverses espèces de microlépidoptères, souvent partagées par plusieurs espèces de Prunus, retenons l’une d’elles, spécifique du Sainte-Lucie : Yponomeuta mahalebella. Les femelles pondent leurs œufs sur les tiges en fin d’été ; les œufs éclosent et donne des mini-chenilles qui restent sur place et vont hiberner jusqu’au printemps suivant. Elles se réveillent en avril au moment de la sortie des feuilles et se développent jusqu’en juin. Elles tissent des tentes de soie collectives qui englobent le feuillage de rameaux entiers et s’y nourrissent ensemble à l’abri. On trouve des espèces proches très communes sur les prunelliers par exemple.

Vous aurez compris que je suis un grand fan de cet arbre si résistant aux aléas du moment et tellement prodigue côté biodiversité ; facile à semer ou planter de plus et en demandant quasiment aucun entretien ! Alors, faites le connaître et incitez à le choisir lors de programmes de plantations de haies ou dans votre propre jardin : vous ne le regretterez pas ! En plus, sa floraison est un régal pour les yeux et l’odorat !

Rendez-vous pour la seconde chronique (à venir) sur les fruits (pas terribles à manger par contre !) et leur dispersion par les oiseaux frugivores.

Bibliographie

Pollination biology of Prunus mahaleb L.: deferred consequences of gender variation for fecundity and seed size PEDRO JORDANO Biological Journal of the Linnean Society, Volume 50, Issue 1, September 1993, Pages 65–84,

Variation in herbivory by Yponomeuta mahalebella on its only host plant Prunus mahaleb along an elevational gradient C. Alonso. Ecological Entomology (1999) PR, 371-379

Plant Parasites of Europe