Oenanthe oenanthe

11/08/2024 Chaque année, notre pays est traversé par des millions de passereaux migrateurs en route soit vers leur terrains d’hivernage en fin d’été/automne (migration postnuptiale), soit sur le retour vers leurs sites de reproduction en France ou plus au nord ou à l’est au printemps (migration prénuptiale). A part les ornithologues chevronnés, ces flux considérables restent largement ignorés du grand public car l’essentiel se passe de nuit et ils restent très discrets lors des haltes.

Traquet motteux en migration automnale sur la côte atlantique (enrochement côtier)

Pour les non-initié(e)s, quelques espèces de passereaux migrateurs peuvent néanmoins être observées assez facilement comme le traquet motteux. Nicheur peu commun France (massifs montagneux), les populations venues du Nord traversent la France sur un très large front aux deux passages, pré et post nuptiaux. Lors de ses haltes migratoires, il fréquente des milieux très ouverts à végétation rase ou absente ce qui facilite sa détection : dunes, rochers, anciens blockhaus, …du littoral ; mottes de terre des champs labourés (d’où son nom de motteux) ; anciennes carrières ; prés surpâturés tondus et pelés (pâtures à moutons notamment) ; … De plus, il se perche souvent bien en vue sur des rochers ou des piquets de clôture et se montre souvent peu craintif (notamment pour les oiseaux venant du grand Nord en automne) : on peut alors noter sa queue blanche marquée d’un T noir au bout.

Noter le T noir sur la queue (Dom. pub.)

Nous avons donc retenu cette espèce pour évoquer les détails de ses migrations et ainsi lever le voile sur un pan majeur de la vie de nombreuses espèces de passereaux nicheurs ou de passage.

Hémisphère Nord

Parmi les Passereaux ou Passériformes entièrement migrateurs de l’Hémisphère nord et qui sont, le Traquet motteux possède sans doute, en période de nidification, l’une des aires de répartition les plus vastes connues : elle couvre la majeure partie de l’Eurasie du nord au sud, s’étend au Groenland et les îles qui le bordent jusqu’en Amérique du nord. Là, il occupe deux aires disjointes en Alaska d’une part et dans le nord du Canada d’autre part : nous avons d’ailleurs déjà consacré une chronique entière aux oiseaux nichant dans ces contrées à propos de leur extraordinaire migration au long cours ; nous vous invitons à (re)lire au préalable cette chronique où nous avons présenté déjà un certain nombre de particularités du traquet motteux.

Compte tenu de cette aire de reproduction immense, une certaine différenciation géographique plus ou moins marquée des populations s’est faite au cours de l’histoire évolutive de cette espèce ; ainsi distingue-t-on en Eurasie trois sous-espèces principales qui diffèrent par de subtiles nuances de coloris et de motifs du plumage et de taille moyenne. Rappelons qu’on nomme les sous espèces en rajoutant une seconde épithète au nom latin. 

  • La sous-espèce type (O. oenanthe oenanthe ou sous-espèce oenanthe) présente sur l’ensemble des montagnes du sud et du centre de l’Europe jusqu’en Sibérie orientale ; c’est elle aussi qui niche en Alaska et au nord-ouest du Canada
  • La sous-espèce « du Midi » libanotica (ce qui signifie « du Liban ») plus pâle avec le T noir de la queue plus étroit : elle niche sur le pourtour de la Méditerranée, vers le Moyen-Orient et de là en Asie centrale jusqu’au nord de la Chine
  • La sous-espèce « du Groenland » leucorhoa, plus grande avec le T noir plus large niche au nord-est du Canada, au Groenland et diverses îles proches et en Islande.

Dans la suite de la chronique, nous nous intéresserons essentiellement à la sous-espèce type même si les trois peuvent être observées en migration dans notre pays.

Mâle en haut, femelle en bas (plumages nuptiaux)

Modalités

Les populations européennes (donc des sous-espèces type et du Midi) convergent pour traverser la Méditerranée, puis l Sahara sur un très large front. Ces oiseaux font alors souvent halte dans les oasis où j’ai pu en observer régulièrement lors de séjours dans le sud algérien il y a bien longtemps. Ils y sont d’ailleurs souvent victimes du piégeage par les enfants qui capturent des passereaux soit comme source de nourriture soit pour les vendre aux touristes !

L’aire d’hivernage couvre une vaste zone dans l’ouest du Sahel : Mauritanie, Burkina-Fasso, Mali, Niger, … et aussi sans doute plus à l’est.

Les reprises de bagues permettent de dégager des tendances selon les populations avec des « corridors » distincts selon leurs origines. Ainsi les nicheurs anglais et ceux du Groenland tendent à se concentrer sur la façade atlantique en automne tandis qu’au printemps, ils remontent un peu plus à l’est. La majorité des nicheurs d’Europe occidentale en centrale traversent le pays selon un axe nord-est/sud-ouest très classique en migration. Aux deux passages, les traquets originaires d’Allemagne passent au sud d’un axe Vendée-Luxembourg et traversent la méditerranée sur un large front. Ceux de la Baltique se concentrent plutôt dans le Sud-Est notamment en automne. Cette différenciation relative selon les origines se retrouve chez de nombreux autres passereaux migrateurs au long cours dont les hirondelles par exemple.

Au printemps et en automne, deux grandes zones connaissent les plus forts passages : le littoral atlantique et la vallée du Rhône ; s’y ajoutent les plaines cultivées du Centre-Ouest et du Nord-Est.

La migration a lieu essentiellement de nuit, trait partagé par une majorité de passereaux. Les oiseaux que l’on observe de jour se trouvent donc en fait en halte migratoire ; ils décollent assez tôt au crépuscule pour parcourir la plus grande distance possible de nuit. Ils peuvent aussi parfois poursuivre la progression de jour. Sur les côtes, on observe aussi des vols bas et courts avec de fréquentes haltes tout en progressant. A noter que le passage de printemps est souvent plus rapide, scénario là aussi très classique : les oiseaux raccourcissent les haltes.

Lors des haltes, ils recherchent des milieux proches en structure de leurs habitas de nidification (voir introduction) avec une végétation rase. Ils peuvent alors se rassembler en petits groupes éparpillés de quelques individus à quelques dizaines au plus. Il semble que par contre, ils voyagent isolément.

Des données suédoises sur 12 oiseaux indiquent une longueur de trajet (via l’Italie) à peu près constante entre individus et entre pré et postnuptial : 5162 km ± 139 en automne et 5247 km ± 255 au printemps.

Calendrier

En passage postnuptial, le départ des zones de reproduction, essentiellement en montagne donc, se fait courant août. Pour autant, le suivi par géolocalisation montre qu’ils descendent sans entamer de suite une migration active qui ne commence vraiment que quelques semaines plus tard.

Les nicheurs européens traversent la Méditerranée surtout entre mi-août à novembre avec l’essentiel des traversées entre septembre et début octobre. L’arrivée sur les sites d’hivernage au Sahel se fait entre fin septembre et début octobre pouvant se prolonger jusqu’en … décembre. On observe d’ailleurs en France de manière anecdotique mais régulière des individus isolés encore présents en décembre sur le littoral atlantique : des migrateurs attardés qui finissent par partir.

En passage prénuptial, le départ est identique pour les différentes sous-espèces : de février à mai avec un pic en mars-avril. La traversée de la Méditerranée en remontée a donc lieu en mars-avril. Sur le continent, le passage principal se déroule à partir de la seconde moitié d’avril. Les tout premiers arrivent dès début mars ; le pic se situe entre le 10 avril et le 10 mai. A partir de mi-mai, le flux ralentit nettement. Les traquets passent plus tôt (une à deux semaines) dans l’Ouest par rapport à l’Est : ceci résulte essentiellement des migrateurs anglais qui remontent plus tôt et suivent surtout la façade atlantique.

Les haltes peuvent durer plus d’une journée ; il semble que la plupart des oiseaux font les haltes les plus longues toujours aux mêmes endroits même si le baguage ne confirme pas une fidélité aux sites de haltes d’une année à l’autre. En moyenne, on a 2,7 jours de haltes pour 1000km parcourus en automne versus 2,3 au printemps. Les douze oiseaux suédois suivis (voir ci-dessus) ont passé 61 jours pour la migration d’automne avec 84% du temps en haltes ! Notamment, arrivés sur les bords de la Méditerranée, les oiseaux se reposent longuement (18 à 44 jours) avant d’entreprendre la grande traversée mer et Sahara. La remontée de printemps a pris 33 jours avec 76% de haltes. Aussi bien à la descente qu’à la remontée, la traversée du Sahara (1500-2000km) demande en moyenne 4 nuits soit 400-500kms/nuit.

Si on exclut les temps d’arrêt, la distance moyenne parcourue par nuit des douze oiseaux suédois géolocalisés était de l’ordre de 500km en automne versus plus de 700 au printemps. Il ne faut pas oublier qu’en automne, les oiseaux viennent de se reproduire pour les adultes ou de grandir pour les jeunes de l’année et qu’ils ont subi une mue en amont.

Protandrie

En botanique, ce terme s’applique aux plantes à fleur chez qui les organes mâles (andro) mûrissent avant (pro)les organes femelles. Appliqué aux oiseaux, cela signifie les oiseaux mâles d’une espèce arrivent nettement avant les femelles sur les sites de reproduction et prennent possession des territoires avant l’arrivée de celles-ci. Ce processus est bien connu chez divers passereaux migrateurs transsahariens. Chez le traquet motteux, on l’a démontré via la pose de balises de géolocalisation sur des oiseaux (voir le cas des traquets d’Alaska) : les mâles nicheurs en Europe arrivent sur les sites de reproduction en moyenne 11 jours avant les femelles. Plus on va vers le nord, plus ce décalage diminue en raison de la brièveté de la fenêtre temporelle pour se reproduire.

Gardés expérimentalement en cage captivité, on observe aussi un état d’hyperactivité des mâles de traquets du Groenland plus tôt que chez les femelles.  Lors des haltes migratoires à travers l’Europe, les mâles de la sous-espèce type précèdent les femelles de 2 à 3 jours via un départ plus précoce ; ceux du Groenland ont une avance de 6 jours. Chez ces derniers, les mâles remontent aussi plus vite que les femelles ce qui accroît les écarts à l’arrivée dans le grand Nord ; ceci résulte entre autres de la forme différente de leurs ailes, plus longues et de meilleures capacités de se recharger en réserves de graisse lors des haltes migratoires.

Concrètement sur le terrain, pour l’observateur, la distinction des sexes est facile au printemps car les adultes sont alors en plumage nuptial : les mâles, nettement contrastés, arborent un bandeau noir en travers de l’œil et une poitrine nettement teintée d’ocre jaune. Par contre, en automne, la distinction demande une grande expertise car en cours d’été tous les adultes ont mué et acquis un plumage d’éclipse où mâles et femelles se ressemblent alors beaucoup : seul un trait sobre entre l’œil et la base du bec distingue les mâles. Viennent s’ajouter en automne les jeunes de l’année au plumage plus tacheté.

Par ailleurs, on a aussi démontré un décalage selon l’âge : en Suède, les jeunes d’un an des deux sexes arrivent six jours plus tard que les oiseaux plus âgés du même sexe ; cela procure un avantage certain aux oiseaux matures qui peuvent s’approprier les meilleurs territoires.

Philopatrie et dispersion

La philopatrie désigne la tendance des oiseaux migrateurs à revenir nicher sur les sites où ils sont nés. En Suède, 18% des jeunes reviennent nicher l’année suivante à moins de 6km du site de naissance. Cette philopatrie dépend aussi de la survie des jeunes de première année : en France, on estime que 21% des jeunes survivent jusqu’à leur première année. Pour les oiseaux philopatriques en Allemagne, la distance moyenne entre le nid la première année et le nid de naissance était plus grande pour les mâles que les femelles (1012m versus 628m) ; idem en France mais par contre en Angleterre, on n’a pas trouvé de différence ! les individus qui reviennent nicher pour la seconde fois tendent à réduire cette distance au nid natal.

Dans une étude d’une petite population isolée en France, 46% des 157 adultes nicheurs suivis reviennent nicher avec un déplacement moyen de 70m pour les mâles et 150m pour les femelles. Évidemment, la surface de la zone favorable influe fortement : or, compte tenu de ses exigences écologiques, souvent les secteurs favorables sont limités dans l’espace, surtout en plaine.

Sur l’île de Baffin, on a suivi une population de traquets du Groenland pendant 7 ans : seuls 5% des individus reviennent nicher l’année suivante. Par contre, une analyse des plumes a permis de montrer que au moins 40% des nicheurs étaient des immigrants ce qui indique une certaine propension des oiseaux ayant acquis une certaine expérience de se disperser dans l’espace les années suivantes.

Sur les terrains d’hivernage, la fidélité au site a l’air plus lâche avec des mouvements parfois importants pendant le séjour hivernal. Les individus bougent la plupart au moins une fois ou deux dans un rayon d’au moins 1000km. On peut même observer des individus défendant des territoires en hivernage sur un à deux mois.

Énergétique et physiologie

De nombreuses étapes du comportement migrateurs sont en fait déterminées génétiquement comme par exemple l’agitation physique qui précède le départ en migration ou bien la prise de poids au moment idoine avant le départ. Ainsi, la protandrie signalée ci-dessus résulte d’un pic d’hyperactivité programmé plus tôt chez les mâles que les femelles. Les capacités de prise de poids prémigratoire varient selon les sous-espèces via une meilleure efficacité d’assimilation de la nourriture absorbée.

La prise de poids prémigratoire vient d’une accumulation de graisse sous cutanée sans augmentation de la masse musculaire liée au vol, toujours optimale. Cette prise de poids peut atteindre 42% du poids total au pic « d’engraissement » ! Lors des haltes, la reprise de poids peut atteindre jusqu’à 6% du poids total par jour.

Cette alternance de phases d’amaigrissement drastique (épisodes de migration) et de reprise de poids accéléré (engraissement pendant les haltes) pourrait soumettre les organismes à rude épreuve comme on le sait bien chez les Humains ! Les traquets réussissent à réduire le stress oxydatif ainsi engendré par une rétention d’acide urique, un déchet du métabolisme au pouvoir anti-oxydant.

L’hyperactivité nocturne augmente d’autant que l’oiseau se trouve loin de son site de destination et intervient donc dans la décision de quitter une halte donnée pour poursuivre sa migration. Elle est liée notamment à la sécrétion de corticostérone dont les nveaux augmentent quelques heures avant le départ.

La moitié des oiseaux suivis par radio-tracking sur une île servant de halte effectuent des petits vols exploratoires quelques nuits avant le départ ; chacun ne dure que quelques minutes et sur au plus 1 km : il permettrait aux oiseaux de tester les conditions de vent. Plus la charge de graisse est importante, plus l’imminence du départ est proche. Les oiseaux stockent généralement plus de graisse que ce qui est nécessaire en théorie pour faire face aux imprévus.

Aléas migratoires

Au vu de la complexité de la « mécanique migratoire » évoquée ci-dessus, on pressent que les oiseaux en migration dépendent fortement de la météorologie. On s’interroge donc sur l’impact du changement climatique en cours sur la survie à long terme de cette espèce en déclin relatif par ailleurs du fait de nombreux problèmes liés à la reproduction et à ses habitats.

On dispose déjà d’indices probants d’impacts sur la phénologie (le calendrier) de la migration. En Irlande, en lien avec la hausse moyenne des températures en mars, la date d’arrivée des premiers individus au printemps a avancé significativement. En Belgique, la date moyenne de passage a avancé de 2,5 à 2,9 jours entre 1990 et 2018. Est-ce que ces changements de dates d’arrivée pénalisent ces oiseaux notamment en induisant des décalages avec les pics maximaux de proies (insectivore) au moment de la reproduction ? On ne sait pas. En 24 ans, en Suède, la date d’arrivée des premières femelles et de ponte de premier œuf a avancé de 5 à 6 jours ; les femelles qui arrivent plus tardivement ont sans doute plus de chances d’être impactées négativement.

A noter que sur cet oiseau il a été mis en évidence un effet négatif de la pose de balises de géolocalisation, méthode très prisée pour a qualité des résultats fournis : le succès reproductif des oiseaux porteurs est trois fois inférieur à celui d’oiseaux non équipés ! Un aléa de plus qu’il serait peut-être bien de limiter !

Aux effets du changement climatique sur la migration, il faut ajouter d’autres aléas comme les risques de collisions. En Bretagne, sur 174 individus retrouvés morts et porteurs d’une bague, 20% étaient morts du fait de collisions avec des voitures, des fenêtres ou des phares marins.

Bibliographie

Atlas des oiseaux migrateurs de France. Tome II. Ed. Biotope 2022

Dunn, E. H., D. J. T. Hussell, J. Kren, and A. C. Zoerb (2022). Northern Wheatear (Oenanthe oenanthe), version 2.1. In Birds of the World (P. G. Rodewald and B. K. Keeney, Editors). Cornell Lab of Ornithology, Ithaca, NY, USA.