Agelena labyrinthica

31/08/2024 Quand on s’intéresse au vivant animal, on a envie d’approfondir un peu tous les grands groupes que l’on côtoie au quotidien. Certains d’entre eux, comme les Araignées, offrent au néophyte un sacré challenge : une immense diversité associée à une certaine uniformité morphologique qui rebute plus d’une tentative. Bien sûr, il y a le petit lot des espèces iconiques faciles à identifier comme l’épeire diadème, l’argiope frelon, la misumène variée, …. Mais, elles sont des exceptions : l’écrasante majorité des espèces d’Araignées se présente dans les tons bruns ou sombres avec peu de marques colorées et, en plus, elles ont un mode de vie très caché.

Aussi, nous conseillons d’aborder ce groupe passionnant de manière indirecte en vous focalisant dans un premier temps sur les familles qui fabriquent des toiles de chasse. Comme celles-ci peuvent s’observer de près et qu’elles ont des formes assez variées et facilement identifiables, elles vont servir de sésame pour entrer dans ce monde secret. Les grandes vedettes dans ce sous-groupe informel des « araignées à toiles » sont évidemment les Orbitèles, celles qui font de belles toiles bien régulières, circulaires, du type roue avec moyeu. Souvent, on ne parle que d’elles et on en oublie d’autres types très répandus et faciles à observer. Ainsi, pour commencer ce voyage initiatique (que je suis moi-même en train d’entamer !), je vous propose de découvrir une espèce très répandue à la toile spectaculaire, facile à voir : celle de l’agélène à labyrinthe, une araignée qui, physiquement, ne paye pas de mine mais pourtant développe des comportements étonnants.

Où et quand ?

Commençons donc cette approche de l’agélène par sa toile qui, de prime abord, n’inspire guère d’attention tant elle semble « mal fichue ». Rien à voir effectivement avec la perfection tant louée des toiles des orbitèles (voir l’introduction) !

Ces toiles apparaissent en plein été à partir de juin et jusqu’en automne. Il faut les chercher dans des sites assez chauds et secs avec une végétation herbacée ou arbustive basse mais dense : talus à grosses touffes d’herbes le long de chemins ou de voies ferrées ; lisières forestières ; ronciers ; friches anciennes bien exposées ; landes à ajoncs ou bruyères ; … En tout cas, l’espèce est fort répandue et commune partout où se trouvent de tels milieux.

La toile est tissée près du sol, juste au-dessus de la végétation servant d’ancrage : la majorité sont ainsi à moins de 50cm de hauteur. En présence de buissons ou arbustes, elles peuvent être un peu plus haut jusqu’à un mètre comme sur des ajoncs, un arbrisseau apprécié. Exceptionnellement, on en a observé une perchée dans un arbre à 1,5m de hauteur en Angleterre.

L’idéal pour les chercher, c’est un matin chaud et calme où il y a de la rosée ; marcher en plein contre-jour par rapport au soleil levant. Ses toiles (et celles d’autres espèces d’ailleurs aussi !) apparaissent alors très nettement, drapées de gouttelettes … et souvent de bave de limaces ou escargots qui le sont parcourues !). En plus, l’espèce se montre presque grégaire et, souvent, on en observe plusieurs, les unes à côté des autres, étagées par exemple le long d’un talus. D’ailleurs, le nom de genre Agelena, créé en 1805 par l’arachnologue Walckenaer vient d’un mot grec signifiant troupeau, allusion à ces groupes de toiles visibles de loin !

Dans son genre de rattachement, Agelena, on connaît deux espèces vivant sur le sol des forêts tropicales du Gabon et qui sont complètement sociales d’où leurs noms scientifiques évocateurs : A. republicana et A. consociata ; elles vivent en colonies de plusieurs centaines d’individus avec une immense toile collective !

Nappe, entonnoir et tunnel

La toile principale forme une nappe irrégulière disposée plus ou moins à l’horizontale mais à la surface plus ou moins chaotique : elle peut s’étaler sur un demi-mètre environ. Elle est tissée très serré et dense si bien qu’elle semble toute blanche et fait penser à du tissu.

Il faut s’approcher et la surplomber pour découvrir « au fond » sur un côté ou au milieu, que la nappe converge en un entonnoir qui se resserre pour donner un tunnel orienté un peu vers le bas et d’un diamètre de 1 à 2cm. L’entrée du tunnel apparaît souvent comme un « trou » ou un œil noir. Ce tunnel se prolonge en arrière avant de s’ouvrir après un brusque coude vers le haut. Le plus souvent (voir ci-dessous), l’agélène se tient à l’entrée du tunnel ou juste devant … si vous avez opéré une approche très prudente et sans toucher de fils. A la moindre alerte, dont une secousse forte anormale (due à votre approche par exemple !), l’agélène se retire prestement dans son tunnel et peut s’échapper par derrière via son issue de secours invisible de face ; elle se laisse tomber au sol et va se cacher.

Emplacement du tunnel sur 4 toiles différentes

Mais la structure de cette toile ne s’arrête pas là : au-dessus de la nappe étalée, il y a de nombreux fils verticaux diffus qui forment un réseau lâche.

Il ne faut pas confondre ces toiles en nappes avec celles, très communes aussi, dans l’herbe ou sur des buissons touffus, de petites araignées de la famille des Linyphiidés (très diversifiée) : elles tissent aussi des nappes irrégulières lâches, bien moins denses (on voit à travers), un peu en creux comme un hamac ou au contraire en dômes, complétées par un réseau de fils en tous sens, très désordonnés (en apparence) qui la surplombent et l’accompagnent sur les côtés. Mais, dans ce cas, pas d’entonnoir ni tunnel : l’araignée, si elle est présente, se tient au beau milieu, sous la nappe, postée le ventre en l’air, en partie protégée par un réseau lâche de fils en-dessous. Si on la dérange, elle se sauve sur un côté mais n’a pas de retraite.

Toile de chasse

Si cette toile possède un tunnel de retraite (et qui servira aussi pour la reproduction : voir ci-dessous), sa fonction principale n’est pas de servir d’abri mais d’être l’outil de chasse de l’agélène.

Les fils verticaux ou obliques au-dessus de la nappe (pas faciles à voir !) font trébucher des insectes volants ou sauteurs (comme des criquets) qui tombent alors sur la nappe. Ici, pas de soie collante comme chez les Orbitèles. L’agélène ne compte que sur sa rapidité fulgurante pour se ruer depuis son poste d’affût : elle se rue sur la proie qui se débat, la mord avec ses chélicères et l’envenime ; une fois la proie paralysée, elle l’emmène en la tenant avec sa paire d’appendices buccaux, les pédipalpes (propres aux arachnides), dans le tunnel pour la consommer tranquillement à l’abri.

L’agélène ne repère pas l’atterrissage (forcé !) d’une proie à vue : la toile est grande et il y a souvent des parties végétales en travers … ce qui complique beaucoup la tâche du photographe naturaliste obligé de jongler entre herbes, tiges et feuilles. Elle détecte en fait les vibrations engendrées par la proie empêtrée qui se débat : elle utilise pour cela des soies raides (trichobothries) disposées sur ses tarses et disposées en lignes de longueur croissante vers le bas. Pour se déplacer sur la toile, elle se sert des griffes au bout de ses pattes au nombre de trois par patte.

Ce mode de détection via les vibrations a une application pratique pour le naturaliste qui a envie de voir l’agélène. En effet, le plus souvent, elle est cachée dans son tube. Pour la faire sortir sans abimer sa toile ni trop la perturber, on peut utiliser un diapason que l’on « fait sonner » et qu’on appuie sur les fils de la nappe. L’agélène, dupée, accourt et se précipite vers le point de départ des vibrations ! Les anglais proposent une autre méthode que je n’ai pas testée : une brosse à dents électrique avec l’avantage qu’il n’y a pas besoin de relancer plusieurs fois comme avec le diapason.

Prédatrice

L’agélène doit s’orienter lors de ses déplacements fréquents sur sa toile même en pleine nuit. Elle dispose pour cela, comme une majorité d’araignées, de huit yeux tous de même taille : deux alignés en arrière de la tête et les six autres disposés selon une courbe. Ils lui permettent de détecter le plan de la lumière polarisée (comme divers insectes dont les abeilles) et ainsi de se positionner ; d’autres perceptions comme celle de la gravité complètent cette capacité.

La capacité de revenir vers son tunnel retraite après on rush dépend fortement de la tension des fils porteurs de sa toile. Dans les années 30, des expériences ont été réalisées avec une cage, renfermant une agélène et sa toile, que l’on pouvait déformer. Ainsi, on pouvait modifier la tension des fils porteurs. Quand l’agélène se retirait sur une diagonale en forte tension, elle n’avait aucun problème. Par contre, elle n’y arrivait que 3 fois sur 24 quand elle suivait un fil dont la tension était relâchée. Ces fils porteurs ont une plus grande densité près de l’entrée du tunnel : sous le poids de l’araignée, ils se tendent plus. Probablement que plus de fils signifie moins d’extensibilité et que ceci serait le signal de repère de l’agélène.

Les proies capturées sont en général de taille inférieure à l’agélène, ne serait-ce que parce que la toile non collante ne réussit pas à « retenir » les espèces trop grosses. On signale des criquets qui sautent quand ils sont dérangés ou bien des abeilles domestiques. A ce propos, une étude récente a montré que des abeilles porteuses de divers virus à ARN (sept différents) comme celui de la paralysie aiguë (ABPV) pouvaient transmettre leurs virus à cette araignée : pour au moins un d’entre eux, 62% des araignées ayant consommé des abeilles infectées en étaient porteuses. Il semblerait qu’en cas de forte charge virale chez l’agélène, cela affecte la construction du cocon de ponte ! 

Pour maîtriser rapidement ses proies éviter leur fuite, l’agélène dispose comme les autres araignées de ses deux appendices buccaux modifiés en crochets articulés, les chélicères (de chêlé, pince et keras, corne). Chaque appendice comporte deux pièces : une basale trapue et velue sur laquelle s’articule un crochet dur, replié comme la lame d’un couteau au repos. A l’extrémité de ce crochet s’ouvre un pore par où le venin peut sortir. Un conduit traverse le crochet et le relie aux glandes à venin allongées et tubulaires, entourées de faisceaux musculaires dont la contraction permet l’expulsion du venin.

Portrait

Il est temps maintenant de découvrir l’araignée elle-même ! Heureusement qu’elle a une toile très reconnaissable car, physiquement, elle ressemble à de nombreuses autres araignées dans les tons de bruns !

Commençons par les caractères partagés avec les autres genres de sa famille, les Agélénidés. Elle compte au moins 1400 espèces dans le monde dont une quarantaine en France. Outre le genre Agelena, on y trouve les Tégénaires (Tegenaria, Eratigena), ces grosses araignées très velues, à grandes pattes et communes dans les maisons d’habitation. La majorité de ces espèces font des toiles en nappes avec un tube de retraite.

Les Agélénidés partagent des traits physiques observables : les huit yeux en deux rangs (2 + 6 : voir ci-dessus) ; l’avant de la tête qui dépasse et avec des bords parallèles ; des pattes poilues longues, de même couleur que le reste du corps. Le trait le plus typique concerne les filières abdominales, les organes par où sort la soie au nombre de trois paires (comme la majorité des araignées) : mais, chez les Agélénidés, la paire postérieure est plus longue et dépasse nettement au bout de l’abdomen qu’elles prolongent en une pointe ; composées de deux articles, le second est bien plus long que le premier. Les filières médianes et antérieures ne sont visibles que si on retourne l’araignée.

L’agélène est une araignée de taille moyenne : 8-12mm pour les mâles et 10-14mm pour les femelles. Le céphalothorax (la partie avant avec la tête encastrée dans le thorax) est jaune clair avec deux bandes longitudinales sombres qui vont en se rétrécissant vers l’avant. L’abdomen, vu de dessus, est brun gris, parcouru lui aussi par deux brandes foncées séparées par une zone claire dans laquelle ressort un motif typique : un dessin blanchâtre (peu contrasté) en « arête de poisson » ou en chevrons. Les pattes brun pâle, velues à longs poils, portent quelques marques sombres.

Les mâles ressemblent sensiblement aux femelles : un peu plus petits (voir la taille) avec un abdomen plus mince et des pattes un peu plus longues ; surtout, on note facilement leurs pédipalpes élargis au bout « en gants de boxe » sombre à cause de la présence d’un bulbe copulateur (voir ci-dessous).

Il existe une seconde espèce moins commune et nettement plus petite (5-10mm), l’agélène gracile classée dans un autre genre indiscernable sur le terrain (Allagelena gracilens) : elle se distingue (un peu !) au céphalothorax plus brun rouge avec trois bandes claires en long et souvent une large bande sobre sous l’abdomen. Pour être sûr, il faut passer par l’examen des organes génitaux (palpes du même, épigyne femelle : voir ci-dessous) !

Accouplement et ponte

Les mâles ont leur propre toile de chasse. En été, ils la quittent et partent en quête de toiles occupées par des femelles. Quand un mâle en a repéré une, il avertit de sa présence en tapotant la toile avec ses pédipalpes renflés au bout. La femelle ainsi alertée signale son consentement en adoptant une posture passive, pattes repliées contre le corps. Le mâle saisit la femelle et l’emporte dans le tunnel, se place en sens inverse et introduit l’un de ses deux bulbes génitaux (au bout des pédipalpes) dans l’orifice génital de la femelle, l’épigyne.

Avant de commencer cet accouplement, le mâle avait déposé une goutte de son sperme (spermatophore) sur une petite toile tissée exprès, la toile spermatique ; il avait ensuite récupéré ce spermatophore avec ses deux pédipalpes qu’il « arme » ainsi ! Ceci est le mode d’emploi propre aux araignées !

Donc, le mâle transfère son sperme dans le corps de la femelle : l’opération prend souvent plus d’une heure pendant laquelle la femelle semble en pleine torpeur. Quand le mâle a terminé avec le premier pédipalpe, il entreprend de positionner le second ; mais alors la femelle sort de son inertie et cherche à capturer le mâle. Pour autant, ensuite, le mâle semble cohabiter un certain temps avec la femelle mais sans doute en gardant ses distances ? Le mâle cherche à bloquer l’entrée de l’épigyne par une sécrétion de son palpe ; ce « bouchon » empêche d’autres mâles de venir s’accoupler après lui. Mais si cet obstacle est mal fait, les mâles suivants (s’il y en a) pourront l’enlever.

Après le passage d’un mâle et de l’accouplement, d’autres mâles qualifiés de kamikazes viennent rôder sur les toiles de ces femelles à la recherche d’une tentative d’accouplement. Une étude menée au Japon sur une espèce proche (A. limbata) a montré que 30% des femelles acceptent un second accouplement. Au final, comme le temps entre l’accouplement et la fécondation interne et la ponte est très long, 62% des œufs de la population étudiée sont fécondés lors d’un second accouplement. Ces mâles sont qualifiés de kamikazes car ils prennent de gros risques pour déloger la femelle allant jusqu’à la forcer à sortir du tunnel.

Au bout de quelques semaines, vers la fin d’été, la femelle fécondée se retire dans son tunnel et s’y construit une chambre agrandie. Elle fabrique un à trois cocons de soie blanche dense qu’elle attache avec des tubes de soie serrée dessinant un motif en étoile, formant comme un labyrinthe. C’est de là que vient son épithète latin labyrinthica ! Elle dépose sa ponte (20 à 200 œufs) dans ce ou ces cocon(s) et va rester ainsi à le garder contre les parasites et les prédateurs jusqu’à sa mort à la mi-automne. Les œufs sont répartis en plusieurs poches à l’intérieur de chaque cocon.

Éclosion et croissance

L’incubation des œufs dure environ vingt jours et a donc lieu en fin d’été. Les bébés agélènes, très petits, bougent très peu et restent dans le cocon : ils sont presque transparents et ne se nourrissent pas ; ils survivent grâce aux réserves contenues dans l’œuf et incorporées dans leur corps à l’éclosion.

Extrait de la thèse de E. Mauduit (voir Biblio ci-dessous)

Une semaine plus tard, ils subissent une première mue dans le cocon mais ils entrent en vie ralentie (diapause) et vont rester ainsi pendant tout l’hiver. Souvent, la toile se désorganise sous l’effet des intempéries mais les cocons dans le tunnel persistent.

Au début du printemps, les jeunes qui ont donc passé l’hiver sortent du cocon maternel et restent ensemble pendant plus d’une semaine avant de se disperser dans les alentours. Le second stade (jusqu’à la mue suivante) peut durer d’une dizaine de jours à … plus d’un mois selon qu’ils trouvent ou pas de la nourriture.

Une fois séparés, ils deviennent territoriaux et installent une toile et poursuivent leur long et lent développement : ils ne deviennent adultes qu’au but de 6 à 8 mues au total !

Quand j’ai entamé la recherche bibliographique pour rédiger cette chronique, je n’imaginais pas que cette araignée, comme tant d’autres, recélait une foule de particularités comportementales complexes. Il y a vraiment beaucoup à prendre de ces êtres négligés surtout les espèces qui, comme l’agélène, n’ont pas de motifs colorés spectaculaires ou sont de taille modeste et mènent une vie discrète.

Bibliographie

Field Guide Spiders. M. J. Roberts. Collins Guide. 1996

Guide photo des araignées et arachnides d’Europe. H. Bellmann. Ed. Delachaux et Niestlé. 2014

The natural history of Spiders. K et R. Preston-Mafham. The Crowood Press 1996

Spider Webs. W. Eberhard. University Chicago Press. 202

Virus transmission via honey bee prey and potential impact on cocoon-building in labyrinth spiders (Agelena labyrinthica). PLoS ONE 18(3): e0282353. Schlappi D, Chejanovsky N, Yañez O, Neumann P (2023)

Emilie Mauduit. Exploration des mécanismes à l’origine de la transition sociale au cours de l’ontogénèse chez l’araignée Agelena labyrinthica. Biologie animale. Université Paul Sabatier – Toulouse III, 2023.