Parmi les divers pigments qui colorent les plantes à fleurs, deux groupes dominent très largement la scène et sont ubiquistes dans la plupart des familles : les caroténoïdes les et anthocyanes (flavonoïdes allant du bleu au rouge). Par contre, un groupe de pigments retient l’attention par sa répartition très restreinte dans une partie d’une seule lignée : les bétalaïnes. Ils donnent des couleurs profondes dans deux gammes : les rouge-violacé et les jaunes. Parmi les exemples iconiques de telles plantes à fleurs à bétalaïnes, souvent cultivées pour la beauté de leurs fleurs on peut citer les Bougainvillées ou les Belles-de-nuit ; mais on les trouve aussi dans les fruits ou les racines comme par exemple chez la Betterave rouge.

Des couleurs uniques en leur genre et d’une intensité qui accroche le regard et interpelle. En plus, les espèces concernées ne possèdent que ces pigments : les anthocyanes quasi-universels chez les plantes à fleurs en sont systématiquement absents. Cette exclusion mutuelle et cette localisation restreinte ont de quoi intriguer et posent diverses questions : comment ces molécules sont-elles produites ? Comment sont-elles apparues au cours de l’évolution et pourquoi elles s’excluent avec les anthocyanes ? A quoi servent-elles pour les plantes à fleurs ?

Bétalaïnes

Les bétalaïnes sont des pigments végétaux azotés, hydrosolubles, rouge violacé et jaune. Toutes ont en commun dans leur structure une molécule centrale d’acide bétalamique qui joue le rôle de chromophore, c’est-à-dire de groupe fonctionnel chimique qui apporte de la couleur. On en distingue deux grands groupes correspondant aux deux gammes colorées citées ci-dessus.

Quand l’acide bétalamique est conjugué avec une molécule de cyclo-DOPA (dérivé de la phénylalanine), on obtient des bétacyanines rouges violacées compte tenu de leur pic d’absorption lumineuse. Ces bétacyanines comprennent elles-mêmes plusieurs sous-groupes de pigments de types bétanine, gomphrénine, amaranthine et bougainvilléine.

Quand le chromophore se conjugue avec des acides aminés ou des amines, on obtient des bétaxanthines (xantho = jaune) jaunes qui ont donc un pic d’absorption différent.

On connaît actuellement 75 molécules différentes de bétalaïnes extraites de 17 familles de plantes à fleurs. Il en reste sans doute bien d’autres à découvrir !

Les bétalaïnes sont synthétisées à partir d’un précurseur très répandu chez les végétaux : un acide aminé, la tyrosine. Elle entre ensuite dans un circuit de synthèse très complexe, non détaillé ici, avec comme première étape la conversion en L-DOPA, précurseur de l’acide bétalamique.

Répartition

Les bétalaïnes ne se trouvent, au sein des plantes à fleurs, que dans un sous-groupe de l’ordre des Caryophyllales : le groupe-cœur des Caryophyllales.  Celui-ci réunit 29 familles (près de 9000 espèces) apparentées étroitement entre elles et dont la majorité synthétise des bétalaïnes. Quelques familles de ce groupe « cœur » n’en produisent pas dont une famille très représentée chez nous, les Caryophyllacées (œillets, saponaires, silènes, stellaires, nielle, …). Le tableau ci-dessous dresse la liste des seules familles de ce groupe-cœur, présentes dans notre flore ou très cultivées comme ornementales et qui ont des bétalaïnes comme pigments.

Au sein de ce groupe-cœur, les espèces des familles à bétalaïnes n’ont jamais d’anthocyanes. Inversement, les quelques familles qui en sont dépourvues, comme les Caryophyllacées, ont des anthocyanes mais pas de bétalaïnes. Elles ont donc donc pris la place des anthocyanes dans tous les tissus de ces plantes et sont produites à leur place pour assurer les mêmes fonctions (voir ci-dessous). On peut trouver dans de rares cas des dérivés de flavonoïdes : par exemple des proanthocyanidines, dans l’enveloppe des graines des épinards qui sont pourtant des plantes à bétalaïnes (Amaranthacées).

Le mécanisme de cette exclusion mutuelle bétalaïnes/anthocyanes n’est pas entièrement élucidée et plusieurs hypothèses d’ordre biochimique ont été avancées.

A noter qu’en dehors des plantes à fleurs, on trouve aussi des bétalaïnes chez les amanites(champignons) et chez une espèce bactérie Gluconacetobacter diazotrophicus : il s’agit d’une convergence évolutive où des voies de biosynthèse acquises indépendamment conduisent aux mêmes produits. Cette extrême rareté même en dehors des plantes à fleurs, confirme que les bétalaïnes sont des pigments pas comme les autres.

Anti-stress

Certaines expériences ou observations pointent une fonction protectrice : c’est une autre similitude avec les anthocyanes même si on a beaucoup moins étudié cet aspect chez les bétalaïnes. Cette protection s’expliquerait par le très fort pouvoir anti-oxydant de ces molécules, comme les anthocyanes.

Si on expose des feuilles entièrement vertes ou teintées de rouge bétalaïne à une très forte lumière, on observe une réduction des dégâts infligés à la photosynthèse chez les secondes. La production de bétalaïne évolue quand on éclaire les plantes ou qu’on les expose aux UV. De même, chez les plantes soumises à des stress hydriques ou de salinité du sol, on note une accumulation de bétalaïne et une expression accrue des gènes de régulation de ces substances. C’est sans doute ce qui explique la vive coloration rouge des salicornes dans les marais salants en automne (famille des Amaranthacées). Donc, ces observations indiquent une protection vis-à-vis des stress abiotiques (non liés au vivant) au moins.

La répartition restreinte des bétalaïnes chez les espèces du groupe-cœur des caryophyllales (voir ci-dessus) coïncide avec un trait écologique dominant de ce groupe : leur dominance dans les habitats arides ou semi-arides et la capacité à peupler des sols salés et alcalins. C’est notamment le cas dans la famille des Amaranthacées avec les nombreux genres de plantes halophytes (voir la chronique sur les plantes servant à fabriquer du verre ou du savon) : soudes, salicornes, obiones, … côté milieux arides, on trouve plusieurs familles avec des plantes « grasses » bien connues spécialistes des milieux désertiques : les Aizoacées, les Pourpiers (voir le pourpier potager) ou les célébrissimes Cactacées (voir la chronique sur les épines).

Avantage décisif ?

La proximité fonctionnelle avec les anthocyanes soulève la question de l’intérêt évolutif d’avoir acquis ces autres molécules à la place des anthocyanes. Autrement dit, le groupe-cœur des caryophyllales a-t-il acquis une innovation évolutive décisive pour son succès évolutif notamment dans les milieux extrêmes. Dans d’autres familles hors des Caryophyllales, comme les Fabacées, famille très prospère et diversifiée, on observe une hyper-accumulation de L-DOPA, le principal précurseur de l’acide bétalamique (voir ci-dessus) : pour autant, aucune Fabacée ne synthétise de bétalaïnes mais des anthocyanes.

Vis-à-vis de la photoprotection, de la tolérance à la sécheresse et à la salinité et de l’activité anti-radicaux, une étude de synthèse récente confirme que les deux types de molécules sont bien fonctionnellement équivalentes. Mais, on a aussi relevé des propriétés uniques des bétalaïnes par rapport aux anthocyanes. Elles sont notamment bien plus stables sur une large gamme de pH que les anthocyanes. C’est d’ailleurs, pour ces dernières, un inconvénient majeur (instabilité) pour leur usage médical ou alimentaire. De ce fait, les bétalaïnes seraient bien plus efficaces dans les contextes cellulaires avec acidification du contenu interne. Or, c’est justement ce qui se passe dans les cellules des plantes avec une physiologie photosynthétique particulière : les plantes dites CAM (dont nombre de plantes grasses) et en C4, très performantes en milieux extrêmes. Justement, les Caryophyllales renferment une des plus fortes proportions de telles plantes (CAM et C4) au sein des plantes à fleurs !

De plus, on a observé chez des plantes halophytes (voir ci-dessus), un lien entre l’augmentation de l’activité de certaines enzymes chargées du transport du sodium et l’accumulation de bétacyanines (bétalaïnes rouges) : ces dernières faciliteraient le stockage de sodium indispensable pour surmonter le stress de la salinité.

Donc, il semble bien que l’acquisition de la capacité de synthétiser des bétalaïnes ait été un plus significatif pour le succès des Caryophyllales et aurait permis leur explosion évolutive dans les milieux extrêmes où la compétition reste très limitée de facto.

Défensives

Les bétalaïnes peuvent se trouver dans tous les organes des plantes qui en sont dotées : feuilles, tiges, fruits, fleurs, racines et graines. Mais elles dominent surtout dans les fleurs ou les fruits, les deux organes qui jouent un rôle clé dans la reproduction : par la coloration induite, elles permettent respectivement d’attirer les pollinisateurs et ou les frugivores qui assureront la dispersion des graines en consommant les fruits charnus.

Mais, elles semblent avoir aussi un rôle défensif vis-à-vis du vivant même si on dispose de peu d’éléments sur cette fonction. On suggère leur importance pour lutter contre les champignons pathogènes ce qui aurait été un facteur clé ayant dopé leur évolution. Une étude récente (2017) a porté sur du tabac transgénique produisant de la bétalaïne : le tabac appartient aux Solanacées qui ne sont pas du tout incluses dans les Caryophyllales. Ce tabac « bétalaïnisé » montre une résistance accrue au champignon (Botrytis cinerea) responsable de la pourriture grise des feuilles : cette protection résulterait de l’activité anti-radicaux libres qui retarde la mort des cellules infectées et freine la prolifération du champignon. De même, dans les feuilles de betterave rouge, riche naturellement en bétalaïnes (voir les pétioles et la nervure centrale), une infection bactérienne induit la synthèse accrue de ces molécules.  

Scenario évolutif

A partir des données accumulées, on commence à comprendre et reconstituer le scénario évolutif qui a conduit à l’apparition de la biosynthèse de bétalaïnes chez une partie des Caryophyllales. On pense que cette innovation n’est apparue qu’une seule fois à la base du groupe cœur des Caryophyllales. Une duplication de gènes aurait ouvert la voie vers la mise en place de cette nouvelle biosynthèse. La très forte disponibilité générale chez les plantes à fleurs du précurseur, la tyrosine (voir ci-dessus) a été une précondition facilitatrice permettant la production de bétalaïnes en grandes quantités : ainsi, les pressions de sélection ont pu s’exprimer et sélectionner telles ou telles molécules. Mais on ne sait pas quelles pressions sélectives sont alors intervenues : peut-être un contexte de changement climatique au Tertiaire avec la progression des zones arides ? Au début, on pense que cette nouvelle voie de synthèse a dû coexister avec celle des anthocyanes avant que celle-ci ne soit rapidement « étouffée ». Ensuite, avec la diversification du groupe-cœur, la nouvelle voie s’est transmise mais dans quelques nouvelles lignées (familles) elle a disparu secondairement et la voie des anthocyanes est réapparue.

On n’exclut pas la découverte possible d’espèces de groupe ayant conservé la double voie (anthocyanes et bétalaïnes) dans ce groupe-cœur des Caryophyllales : le nombre d’espèces à analyser est colossal !

Colorants

Comme bien d’autres pigments naturels, les bétalaïnes ont depuis toujours attiré le regard humain qui n’a pas manqué de « s’en emparer » en domestiquant ou cultivant nombre des espèces porteuses de ces substances.

Ce sont d’abord des plantes ornementales réputées pour la brillance et l’éclat de leurs couleurs : les bougainvillées qui imposent leur présence dans tous les décors méditerranéens ; les mirabilis ou belles-de-nuit auxquelles nous avons consacré trois chroniques ; les célosies ou crêtes-de-coq ; les pourpiers à grandes fleurs ; les gomphrénas ou amarantes-globes ; les Delosperma ou pourpiers vivaces ; la figue des hottentots (Carpobrotus) ; les amarantes queue-de-renard ; …Et il y a aussi des plantes cultivées comme alimentaires : la betterave rouge ; les cardes rouges ; les figues de Barbarie (fruits des cactus Opuntia) ; le pitaya ou fruit du Dragon (cactus Selenicereus).

Les bétalaïnes extraites de ces plantes ont naturellement trouvé une foule d’usages, avec une accélération récente de leur exploration. Outre leurs propriétés tinctoriales, elles entrent dans la composition de nombreux compléments diététiques. Leur sensibilité à la lumière a même conduit à envisager leur usage dans des cellules solaires sensibles à la teinture : les bétalaïnes des Opuntias se sont montrées les plus performantes dans ces essais comparativement à d’autres pigments testés. En sciences expérimentales, on les utilise comme biocapteurs sensibles, porteurs de fluorescence pour marquer des protéines ou des marqueurs de transformation génétique.

L’usage majeur reste celui de colorant alimentaire avec une limite imposée par leur sensibilité aux hautes températures et à l’exposition à la lumière. L’un des plus « célèbres », bien qu’anonyme pour la majorité d’entre nous, c’est par exemple le E123 : le colorant dit amarante extrait des betteraves rouges ! Dans cet usage, elles se retrouvent en concurrence avec leurs proches cousines évoquées à plusieurs reprises, les anthocyanes ; mais, les bétalaïnes présentent plusieurs avantages par rapport à celles-ci. Elles sont plus solubles dans l’eau, ont un pouvoir colorant plus élevé (notamment en teintures) et restent stables même en pH acide (gamme allant de 3 à 7).

Dès le 19ème siècle, on utilisait le jus des fruits charnus des raisins d’Amérique (Phytolacca) pour colorer les vins rouges un peu faibles en couleur … en dépit de sa toxicité ! Actuellement, les bétalaïnes alimentaires sont essentiellement extraites des betteraves rouges. On cherche à diversifier les sources car le jus des betteraves rouges a un profil assez limité avec une bétacyanine dominante, la bétanine et il apporte d’autres molécules (dont la géosmine) à odeur de terre un peu désagréables. Les amarantes sont activement explorées ou les Célosies mais elles renferment par ailleurs des saponines toxiques. On explore aussi les fruits des cactus mentionnés ci-dessus, les grains du quinoa (un chénopode de la famille des Amaranthacées) ; on cherche aussi dans des plantes exotiques de la famille des Basellacées (elle aussi dans le groupe-cœur des Caryophyllales) : les fruits rouges des Epinards de Malabar ou les tubercules des Andes (Ullucus tuberosus) teintés de rouge ou de jaune. Certains de ces végétaux renferment par ailleurs de molécules intéressantes du point de vue santé.

Cet exemple illustre bien l’importance de la biodiversité végétale comme source de produits alimentaires pour l’Humain et la nécessité de chercher à diversifier les sources.

Bibliographie

‘‘La Vie en Rose’’: Biosynthesis, Sources, and Applications of Betalain Pigments Guy Polturak and Asaph Aharoni. Molecular Plant 11, 7–22, January 2018

The evolution of betalain biosynthesis in Caryophyllales. Alfonso Timoneda et al. New Phytologist (2019) 224: 71–85

Betalain and anthocyanin dye-sensitized solar cells. Raja Ramamoorthy J Appl Electrochem 2016