Tronches de trognes ! (Hêtres dans le Sancy-Auvergne)

Mes racines se trouvent au cœur du Boischaut berrichon, terroir de bocage si bien conté par Georges Sand ; j’ai passé toute mon enfance au milieu d’arbres surprenants : les trognes, les têteaux en patois local, ces arbres taillés souvent pluricentenaires, fruits d’une longue tradition paysanne d’entretien et d’exploitation. Comme ils font partie intégrante de ce paysage et de la culture locale (encore vivace à l’époque de mon enfance), je n’avais même pas pris la dimension de leur originalité et leur étrangeté. Je les ai retrouvés au milieu de certains paysages auvergnats où je vis désormais : Combraille, chaîne des Puys, … Le vrai déclic qui a relancé mon intérêt a été la lecture du superbe ouvrage de D. Mansion, « Les Trognes » : j’ai soudain réalisé leur valeur inestimable et la chance que j’avais eu de vivre au milieu de ces arbres extraordinaires, dignes des Ents dans le Seigneur des Anneaux (Tolkien). Certes, ils restent encore assez nombreux mais les ravages des remembrements successifs et de la « modernitude » ambiante sont passés par là et leurs rangs se sont bien éclaircis, faute notamment de relève et d’entretien. Découvrons donc ces étranges arbres et leur histoire.

Paysage bocager du Boischaut dominé par les têtards et les ragosses (Culan-18)

De qui trogne est-elle le nom ?

On appelle trogne tout arbre (quelque soit son espèce) qui est taillé périodiquement : soit il est étêté toujours à la même hauteur (tronc et branches principales : étêtage) et il devient un têtard (ou têteau) à cause de la « grosse tête » qui se forme au fil du temps là où se fait l’écimage, surmontée d’une couronne de branches touffue ; soit il est taillé latéralement (émondage), à la jonction des grosses branches avec le tronc et il devient alors une émonde ou ragosse avec un long tronc noueux. Ces arbres voient au fil des tailles ou recépages leur silhouette se transformer assez rapidement et devenir complètement différents de la forme « naturelle » en l’absence d’intervention humaine (arbre de haut-jet).

Trogne désigne aussi par ailleurs un visage grotesque à partir d’une vieille racine gauloise, trugna pour groin ou museau. Mais, selon le dictionnaire culturel Le Robert, dans ce contexte arboricole, le mot dérive de trognon au 19ème siècle ; trognon vient lui de trongnon au 14ème dérivé de l’ancien français estroigner (pour élaguer) et encore plus tôt (13ème) de estroncher, dérivé de tronchier, issu du latin truncare pour tronquer !

C’est vrai que ces arbres ont souvent une sacrée tronche, qu’ils sont réduits au stade de trognon lors des tailles et que certains d’entre eux arborent presque un museau, une trogne quoi !

A ce riche vocabulaire, il faudrait ajouter toutes les appellations locales et étrangères particulières riches. Les anglais par exemple les nomment pollard, un vieux nom du 16ème qui signifie animal cornu (poll désignant la chevelure sur la tête).

Essences et lieux

Ce qui définit donc une trogne, ce n’est pas l’essence arborée mais le traitement qu’elle a « subi » du fait de l’homme. Pratiquement n’importe quelle essence d’arbre peut s’y prêter à part une majorité de résineux qui ne supportent pas la taille.

Les plus connus de loin restent les saules, surtout le saule blanc ou le saule fragile et leurs hybrides, dont les têtards se retrouvent dans nombre de paysages dominés par l’eau : grandes vallées alluviales, marais, zones humides et inondables ; dans la même famille, les peupliers noirs (ou liards) sont aussi localement taillés en têtards. Ces deux essences (saules et peupliers) doivent néanmoins être mises à part du fait de leur réponse forte mais spécifique à la taille, de leur bois très tendre et de leur longévité naturelle assez limitée.

Ensuite viennent les rois des trognes du bocage : chênes pédonculés, frênes, charmes, érables champêtres et châtaigniers ; avant l’épidémie de graphiose qui a décimé tous les vieux spécimens, on aurait pu citer l’orme champêtre. On peut ajouter les houx, les aulnes et les tilleuls.

Mais la pratique se fait aussi à l’échelle de boisements de type parcs arborés ou de vergers avec des arbres espacés typiques notamment du Pays Basque : elle concerne les charmes, les chênes, les hêtres ou fayards ; encore plus insolites sont les anciennes pinèdes de pins sylvestres à « pins de boulange » que l’on retrouve dans le Cantal ou la Haute-Loire et qui servaient à alimenter les fours des boulangers. En Europe du nord, un des fiefs historiques de l’étrognage, on taille aussi les bouleaux et les noisetiers sur ce mode. Plus près des hommes, les arbres des villes sont aussi taillés en trognes notamment les platanes ou les tilleuls avec les silhouettes typiques en « têtes de chat », les mûriers ou plus récemment les paulownias et bien d’autres comme les marronniers.

Suite à la parution de cette chronique, un lecteur, G. Segala, m’a envoyé cette observation intéressante à propos des mûriers dans la vallée de la Buéges, affluent de la rivière Hérault :

Dans le midi de la France, particulièrement dans les Cévennes, il existe des trognes de mûriers blancs plantés en bordure des parcelles et dont la feuille etait récolté manuellement au printemps (mars à juin) pour nourrir les vers à soie, il y a encore quelques decennies déjà. La deuxiéme année, les branches etant « fourchues »,  on ne pouvait pas récolter aisement les feuilles. A ce moment-là, on taillait les rejets de l’année précedente à la fin de l’été pour en faire des « fagots »qui etaient mis à secher et servaient à nourrir les animaux (caprins ,ovins,porcs…) en complément de leur nourriture habituelle. Cette façon de procéder a quasiment disparu avec l’arrivée des produits sous forme  de granulés vendus dans le commerce. Les quelques mûriers rescapés de la mécanisation continuent à faire la joie des photographes  grâce à leur graphisme et  à leurs teintes multiclores à l’automne. L’abandon des cultures leur est néfaste et ils  seront bientôt à ranger au rang des souvenirs.Je suppose que cette utilisation du feuillage comme complement alimentaire à dû exister dans d’autres régions avec d’autres espéces d’arbres.

L’art de l’étrognage

Trognes de frênes fraîchement recépées dans le Marais Vendéen.

Cette pratique ne fonctionne bien que sur des arbres relativement jeunes en pleine vitalité car elle leur impose, mine de rien, un stress drastique que des citadins émotifs qualifient parfois de mauvais traitements ! On choisit donc un arbre jeune (semis naturel ou arbre planté pou bouture de tige) et, en hiver ou au tout début du printemps, on lui coupe le jeune tronc juste sous le point de départ des branches principales qui sont déjà formées (bûchage). Cet écimage brutal réveille sous l’écorce des bourgeons dormants (latents) de réserve qui se mettent à produire de nouvelles tiges (suppléants) ; ainsi se forme une nouvelle couronne (têtard) ou des bouquets latéraux (ragosse). Au niveau des coupes, la cicatrisation engendre des bourrelets de recouvrement qui les enveloppent et dans lesquels de nouveaux bourgeons vont se former. Ainsi, l’écorce prend une forme boursouflée et irrégulière. Au fil des tailles successives (en moyenne tous les 6 à 15 ans selon les essences et les usages), le tronc en dessous de la coupe grossit sans s’allonger et se boursoufle tandis que les branches neuves se renforcent et forment une couronne dressée.

Ce traitement se rapproche en fait très fortement de celui du recépage pratiqué dans les taillis : on coupe au ras du sol un tronc et il rejette depuis la souche donnant naissance à une cépée formée de plusieurs tiges qui vont se développer. La trogne est en fait une cépée suspendue en l’air (ou sur les côtés), une forêt aérienne ! Le gros avantage, c’est qu’elle place les jeunes tiges tendres et appétissantes hors de portée des grands animaux dont le bétail (mais aussi lapins et cervidés) qui, autrement, anéantiraient les repousses et provoqueraient à moyen terme la mort de l’arbre qui s’épuiserait.

Cette réaction des arbres à la taille correspond en fait à une adaptation très performante face aux attaques des grands herbivores (et aussi des redoutables castors ! voir la chronique) ou des dégâts infligés par les éléments naturels (gel, tempête, glace, chute de rochers, chute d’autres arbres) qui peuvent écimer ou casser des branches majeures ; l’arbre conserve ainsi un potentiel de réaction pour se reconstruire. Respect … car nous en sommes bien incapables malheureusement pour nous !

Gueules cassées

La réalité est mille fois plus diverse que cette présentation sur deux grands modèles : selon les essences, selon le mode de taille, sa fréquence, selon l’environnement et l’usage, la trogne peut prendre des formes variées à l’infini, ce qui en fait un sujet inépuisable pour l’amateur d’images de « gueules » qui sortent du lot commun.

Le modèle de base côté têtard, c’est la version basse du gros tronc ventru difforme de 2 à 3 mètres de haut surmonté de sa couronne de branches. Parfois, pour en tirer du bois d’œuvre plus conséquent, on a effectué un écimage plus en hauteur ce qui donne les trognes « girafes ».

Certaines trognes présentent plusieurs bras ou plusieurs têtes : elles sont dites dites en candélabre. Le plus souvent, l’arbre n’a aps été complètement étêté mais on a coupé les branches charpentières majeures un peu au-dessus. D’autres fois, en vieillissant, les branches charpentières majeures finissent par se séparer naturellement ou bien on a taillé une cépée, un bouquet de troncs, très bas et au fil du temps les bases se sont soudées.

Encore plus étranges sont les trognes en partie couchées ou horizontales qui résultent du plessage très ancien des haies : on fendait très près du sol les grosses tiges d’arbres ou arbustes qu’on inclinait à l’horizontale toujours reliées « à moitié » à la base ; les jeunes arbres ainsi traités poursuivent leur croissance et quelques uns peuvent devenir des trognes en vieillissant s’ils sont conservés.

Dans les marais de l’Ouest, on observe des trognes de frênes dites rehaussées avec un tronc basal très court trapu de un mètre surmonté d’un second tronc plus petit taillé à trois mètres environ. Au départ, on les a étêtées très bas (juste au-dessus du niveau des crues fréquentes) pour faire du bois de chauffage ; puis, avec l’avènement du pâturage, on les a taillés plus haut pour que les rejets échappent à la dent du bétail et pour fournir un complément fourrager à ce dernier en coupant les jeunes branches feuillées. Enfin restent les ragosses, ces trognes longilignes bien différentes taillées sur les côtés. En fait, on peut trouver toutes les combinaisons entre ces différents modèles : chaque trogne est unique !

Ca vous change un arbre

Intuitivement, on se doute bien qu’un tel traitement doit avoir de profondes répercussions sur l’arbre et sa vie. A chaque taille, on lui supprime brutalement tout son potentiel de fabrication de nourriture via la photosynthèse. Mais, il va pouvoir repartir de plus belle grâce aux copieuses réserves accumulées dans le gros tronc : la voilà l’autre botte secrète des trognes, vivre sur les réserves accumulées entre les tailles. Car, par contre, dans les années qui suivent, la croissance va se trouver dopée par ce rajeunissement brutal. Par contre, les nouvelles pousses très denses vont rapidement se gêner et se cacher la lumière vitale entre elles. Les feuilles se localisent vers les bouts des branches. Si une nouvelle taille n’intervient pas rapidement, la situation va devenir négative. De même, si on espace trop les tailles, l’arbre a plus de mal à réveiller ses latents, ces fameux bourgeons dormants. Globalement, la trogne en tire un avantage considérable : une longévité nettement accrue ; ainsi des hêtres non taillés vient en moyenne 150 à 200 ans : conduits en trognes, ils peuvent dépasser les 500 ans mais à condition d’être régulièrement taillés. C’est un des grands dangers qui guette les trognes : l’abandon des tailles faute de bras et de compétences ou d’intérêt pour les produits dérivés.

La taille apporte d’autres avantages : elle réduit la prise au vent et au risque de cassure ou de déracinement lors des tempêtes ; elle limite les dégâts des grands herbivores. Elle va avoir aussi de très importantes conséquences sur l’évolution même de l’arbre dont la formation de cavités (voir la chronique sur ce sujet) et de diverses transformations comme les broussins ou les cicatrices de coupes. Elle provoque en fait un vieillissement accéléré de l’arbre tout en lui fournissant une plus grande longévité.

Longue vie aux trognes pour le régal des yeux !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Les trognes. L’arbre paysan aux mille usages. D. Mansion. Ed. Ouest-France. 2011
  2. Le site du circuit des trognes : www. maisonbotanique.com/trognes-et-plessage/les-trognes
  3. A brief review of pollards and pollarding in Europe. Helen Read. 1er colloque européen sur les trognes, Vendôme, 26, 27 et 28 octobre 2006
  4. NOTES ON POLLARDS
BEST PRACTICES’ GUIDE FOR POLLARDING. Gipuzkoako Foru Aldundia-Diputación Foral de Gipuzkoa. www.trasmochos.net